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qui fut dès ce moment éloigné de l’audience. D’assez nombreux documens témoignent qu’on voulut entendre les plaideurs en personne. Les débats toutefois restaient obscurs. Ce fut alors, on est autorisé à le croire, que la brutalité guerrière imagina le combat judiciaire et que la superstition inventa l’épreuve : le vaincu avait tort ; Dieu condamnait celui qui n’avait pu supporter ni l’eau ni le feu. On en est réduit à rechercher l’humanité de cette justice barbare et stupide dans une ordonnance de 1168, qui défendit le duel pour une somme inférieure à 5 sols ou 70 francs environ, et dans la réforme qui avait permis de substituer à l’eau et au feu dans les épreuves, qui le croirait ? le pain et le fromage : le bon droit était à qui mangerait le mieux ; les alimens s’arrêtaient dans la gorge du plaideur de mauvaise foi ! Sans aucun doute ce sont là pour nous d’odieuses pratiques, mais elles ont leur enseignement, car elles démontrent avec une terrible éloquence à quel excès de dégradation tombent les sociétés qui, pour conserver leurs libertés, n’ont point assez compté sur le droit et la justice. Forum et jus ! ce fut le cri suprême que les populations romaines surent pousser si longtemps encore avec énergie sous la décadence. Si les tribunaux n’avaient plus leur ancien éclat, si la justice se laissait corrompre, elle était là du moins avec sa belle législation ; le barreau avait encore de vertes paroles, il savait encore donner de dures leçons et parvenait, dans le naufrage général, à faire briller aux regards de cette société expirante des vérités qui étaient comme les derniers éclairs de la morale et de la liberté. Tout cela vint s’engloutir et s’éteindre dans les basses-fosses des châteaux forts du moyen âge. Aujourd’hui, à la vue de ces ruines, qui ne se sent ému et troublé ? Il semble qu’elles ne soient faites que d’hier ; en pensant que là furent étouffés sans défense tant de gémissemens et de plaintes, notre raison se révoltera toujours et ne cessera de s’inscrire contre la prescription des siècles. Le premier effet de l’abaissement féodal fut de permettre à la justice de pénétrer dans ces repaires et d’arracher au despotisme de l’ignorance la décision d’un grand nombre de litiges ; mais le véritable sentiment du droit ne se réveilla qu’avec l’organisation des parlemens, et alors le barreau reprit sa place dans les cours de justice. Dans quelles conditions se trouva-t-il ? Il paraît tout d’abord incorporé à ces puissantes compagnies dont la domination s’accroît avec rapidité ; cette grande personnalité judiciaire a comme le privilège de tout effacer autour d’elle, et elle tient à ses privilèges.

Le barreau fut donc tout aux débats de famille, aux contentions privées ; s’il prend parti dans une querelle publique, c’est qu’il se laisse entraîner. C’est le parlement qui se jette dans la mêlée et livre les assauts. Dans les sociétés mal réglées et qui cherchent leur aplomb, la force impulsive déplacée pervertit tous les organes de la machine et leur communique un faux mouvement : au sommet de l’état, une puissance sans contre-poids portait trop lourdement sur la société ; les corps judiciaires se jetèrent à l’opposé, essayant de rétablir un certain équilibre. Dans cette lutte séculaire des parlemens et de la royauté absolue, le barreau, à vrai dire, ne