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ni solidité. Son neveu Augustin est meilleur peintre, et sa Communion de saint Jérôme a fourni les principaux traits au tableau semblable du Dominiquin ; mais, comme son oncle, il subordonne le fond à l’accessoire, la vérité à l’effet, les corps et les tons au mouvement et à l’expression. Le second neveu, Annibal Carrache, est le plus habile de tous. Deux de ses tableaux, qui représentent la Vierge dans sa gloire, conviennent à la piété sentimentale du siècle. Le clair-obscur qu’il emploie, la multitude des teintes noyées les unes dans les autres caressent les émotions ambiguës de la dévotion molle. Son Saint Jean qui montre la Vierge ressemble à un amoroso. Près de lui, un homme agenouillé, à grande barbe noire, s’épanche avec une complaisance attendrie qui n’est pas exempte de fadeur. La Vierge sur son trône, le saint et la sainte qui l’accompagnent se penchent avec une grâce languissante. Cette belle sainte elle-même dans sa robe d’un violet pâle, avec ses mains potelées et ses doigts écartés, cette Vierge avec son air de rêverie aimable, sont des dames demi-amoureuses et demi-mystiques. Si l’on cherche le sentiment que l’art restauré par les Carrache s’emploie à manifester, c’est celui-là. Vers la fin du XVIe siècle, en Italie, le caractère des hommes s’est transformé. La terrible secousse et les ravages infinis des invasions étrangères, la ruine des républiques libres et l’établissement des tyrannies soupçonneuses, l’appesantissement irrémédiable de la dure domination espagnole, la restauration catholique et jésuitique, l’ascendant de papes dévots et inquisiteurs, la persécution des penseurs indépendans et l’institution de la surveillance cléricale ont brisé le ressort de la volonté humaine ; on se laisse aller, et on s’affaisse ; on devient épicurien et hypocrite ; on se confesse et on fait l’amour. Quelle distance entre la belle humeur, la fantaisie légère et insouciante, la sensualité naturelle et saine de l’Arioste et la fantasmagorie de commande, la volupté troublante et maladive, la chevalerie et la piété d’opéra qu’on trouve cinquante ans plus tard chez le Tasse ! Et ce pauvre Tasse est trouvé impie ; on l’oblige à refaire sa croisade, à élaguer ses amours, à sublimer ses personnages, à les transformer en allégories. L’homme s’est amolli et gâté ; ce ne sont plus les idées fortes et droites qui lui plaisent, ce sont les raffinemens, les mignardises, les sentimens mélangés, nuancés, composés de plaisir et d’ascétisme, incertains entre le théâtre et l’église, entre le prie-Dieu et l’alcôve. Le même sourire se pose sur les lèvres des déesses et des saintes ; la nudité de Madeleines chrétiennes s’étale aussi engageante que celle des Vénus païennes, et le cavalier retrouve sa maîtresse parée, souriante, les bras ouverts, sur les dorures de sa chapelle comme sur les dorures de son palais. L’amour lui-même a changé, il n’est plus franc et âpre : la Fornarine de Raphaël ne leur semblerait qu’un corps bien portant ; ils