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mère à une meilleure conduite ; lasses de ses sermons, toutes deux le mirent à la porte. Le pauvre moine ne s’imagina-t-il pas qu’un seul homme sur la terre était capable d’amener à résipiscence des natures aussi perverties, et que cet homme était Jérôme ? Il passa la mer et s’en vint à Bethléem, où il toucha Jérôme par ses larmes. Moins confiant que lui et connaissant trop bien l’endurcissement des mauvaises habitudes, le grand justicier des mœurs consentit à intervenir, mais sans se flatter du succès. Nous avons encore l’exhortation à mieux vivre qu’il adressa en commun à la fille et à la mère. Après avoir conseillé aux deux pécheresses le repentir et l’amendement, il leur propose, si leur perte est irrévocable, un moyen terme assez bizarre : c’est que chacune épouse son clerc, le scandale d’un tel mariage devant être moindre pour l’église que celui de leur vie désordonnée.

Ces curieuses lettres nous font voir, à l’extrémité opposée de l’échelle morale, un homme du monde, nommé Julianus, tombé, sous le poids du malheur public, dans un état de prostration tel qu’aucune douleur n’a plus prise sur lui. Sa résignation chrétienne est effrayante ; c’est la mort anticipée du cœur, et cependant ce cœur est noble, élevé, charitable. Julianus perd coup sur coup deux filles, l’une de huit ans, l’autre de six, et les conduit au tombeau sans verser une larme. Quarante jours après, quand toute la ville portait encore le deuil par considération et pitié pour lui, on le voit paraître en habit de fête : il courait à la dédicace d’une église que l’on enrichissait des os d’un martyr. Il lui restait pour consolation en ce monde une femme chaste et fidèle, plutôt sa sœur que son épouse ; un mal imprévu l’enlève en quelques heures, et Julianus l’accompagne à sa dernière demeure avec la même sérénité que s’ils partaient ensemble pour un voyage. Cet homme avait une immense fortune dont il usait pour doter les églises et les monastères ; les barbares arrivent, et ses terres sont ruinées, ses troupeaux enlevés, ses serviteurs tués, dispersés, emmenés captifs. Comme il supportait toutes ces afflictions sans sourciller, Julianus se croyait fort. « Non, non, lui écrivit Jérôme, tu n’es qu’une recrue dans l’armée du Christ. As-tu distribué le reste de tes biens aux indigens, pour être indigent toi-même ? » Et Julianus avait encore des enfans ! Cette société romaine du Ve siècle périssait tout autant par ses vertus que par ses vices.


II

Nous placerons ici dans l’ordre des temps la dispute entre Augustin et Jérôme, restée célèbre dans l’église, et qui, prolongée de