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enfans de pauvre condition : « Annie, la plus jolie demoiselle de tout le port ; Philippe Ray, le fils unique du meunier, et Enoch Arden, le fils d’un rude matelot, qu’une tempête d’hiver avait fait orphelin. » Ils allaient et venaient parmi les ancres, les cordages, les filets de pêcheurs, les barques renversées, ou encore, comme les elfes de Prospero, couraient le long du rivage, « poursuivant et fuyant la lame blanche, et laissant chaque jour sur le sable l’empreinte de leurs pieds chaque jour effacée par la vague. » C’est l’image même par laquelle Prospero décrit les jeux de ses esprits. Quand on lit M. Tennyson, à chaque instant les souvenirs des anciens maîtres se présentent à l’imagination. Tout à l’heure nous reconnaissions dans la sobriété descriptive du poète les procédés d’un Virgile ou d’un Arioste ; maintenant nous rencontrons une image de Shakspeare, plus loin nous pourrons saluer un souvenir de Milton.

L’enfance est souvent la prophétie en action de l’âge mûr, et mainte fois dans leurs jeux les enfans ne font autre chose que la répétition de leur vie future. Un des divertissemens favoris des trois marmots était de jouer au ménage dans une étroite grotte de la falaise ; mais des querelles s’élevaient fréquemment, chacun des deux petits garçons voulant la grotte pour sa maison et Annie pour sa petite femme, querelles dans lesquelles Philippe était battu d’ordinaire, et alors « Annie pleurait de compagnie avec lui et les priait de ne pas se disputer pour elle, en leur disant qu’elle serait leur petite femme à tous deux. » Les années passèrent, et lorsque « l’aurore rosée de la jeunesse eut disparu devant la chaleur croissante du soleil de la vie, » les deux garçons fixèrent également leur choix sur Annie ; mais, comme dans les jeux de l’enfance, le vainqueur fut encore Enoch. Un jour que Philippe était allé rejoindre ses deux compagnons dans le bois de noisetiers, il les surprit assis l’un près de l’autre, la main dans la main, « les grands yeux gris d’Enoch et sa figure hâlée illuminés par un feu paisible et sacré qui brûlait comme sur un autel. Philippe regarda : dans leurs yeux, il lut sa condamnation ; puis, lorsque leurs visages se rapprochèrent, il soupira, se déroba sans bruit, et comme un gibier blessé se glissa dans les fourrés du bois. »

Enoch et Annie furent donc mariés ; l’union fut d’abord heureuse et sans autre souci pour le jeune homme que a le noble désir d’accumuler son salaire jusqu’au dernier sou, pour donner à ses enfans une meilleure éducation que n’avaient été la sienne et celle de sa femme ; » mais la fortune, selon sa coutume, fit un tour de roue, et quand il eut compté ses années de bonheur jusqu’à la septième, les vaches maigres de Pharaon succédèrent pour Enoch aux vaches grasses dans ce songe de la vie que nous faisons tous. Un jour il tomba du haut d’un mât et se cassa un membre, et au même