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les paysans ont des souliers, les femmes, en gardant leurs bêtes ou en marchant, tressent de la paille ; les maisons sont en bon état, les villages sont nombreux, munis d’écoles communales ; à la cime de l’Apennin est un café qui porte le nom de la montagne. C’est vraiment ici le cœur de l’Italie pour le génie, l’invention, la prospérité, la beauté, la salubrité, et contre l’invasion étrangère cette barrière de montagnes serait une défense.

L’autre versant en forme une seconde : l’Apennin, avec ses contre-forts, est aussi épais que haut ; on redescend, et la route tourne parmi de petites gorges boisées où l’eau ruisselle, toutes vertes sous leur parure de bois roussâtre, encadrées dans les formes sérieuses des rocs nus. La nuit tombe, et le chemin de fer s’enfonce dans les défilés d’une nouvelle montagne : paysage dévasté, fantastique, horrible, comme ceux de Dante ; montagnes fendues, roches cassées, longs souterrains multipliés où la machine grondante plonge comme un tourbillon, vallons décharnés qui ne sont plus qu’un squelette ; le torrent court presque sous la roue des wagons, et de grandes plages de galets roulés blanchissent subitement sous la lune. Dans ce désert, au milieu d’un lit de cailloux entassés par l’hiver, au coin d’une gorge sépulcrale, on aperçoit parfois un arbre épineux comme un spectre dans une crypte, et si le train s’arrête, on n’entend dans l’universel silence que le bruissement de l’eau froide sur la pierre nue.

Bologne, 17 avril.

Bologne est une ville d’arcades : il y en a aux deux côtés de toutes les principales rues ; il est agréable de cheminer ainsi l’été à l’ombre, l’hiver à l’abri de la pluie. Presque toutes les villes italiennes ont ainsi une invention ou une construction particulière qui ajoute aux commodités de la vie et qui sert à tout le monde. On n’entend l’agrément véritable et universel qu’en Italie ; c’est peut-être parce que tout le monde en a besoin et y aspire. — Ce qui frappe dans les jeunes gens, ici comme à Florence et partout, ce qu’on remarque dans leur visage au théâtre, à la promenade, dans la rue, c’est un certain air d’amoureux, un sourire gracieux, des façons expansives et tendres ; rien de moqueur ni de sec à la française. Ils disent les mots bella, vezzosa, vaga, leggiadra, avec un accent particulier, celui de don Ottavio dans Mozart ou des jeunes premiers de l’opéra italien. Au théâtre de Florence, le ténor à genoux devant Marguerite faisait un contre-sens, mais exprimait parfaitement cet état de l’âme. Par la même raison, ils s’habillent d’étoffes claires, agréables à voir ; ils portent des bagues, de grandes chaînes d’or ; leurs cheveux sont lustrés ; il y a quelque chose d’éclatant et de fleuri dans toute leur personne.