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dandy pour les vérités supérieures. Les mystiques nous entretiennent d’un certain état qu’ils appellent l’état de sécheresse ou d’aridité pendant lequel l’âme, en dépit de la prière, des abstinences et des pratiques pieuses, est privée de tout amour religieux, et ne peut parvenir à ressentir aucune tendresse pour le Dieu dont elle répète sans cesse le nom. Ce n’est pas que dans ces états l’âme soit infidèle ou ait conçu des doutes ; non, mais il lui manque cette rosée fertilisante qui lui vient de la grâce divine, et elle demeure à l’égard de la vérité dans une torpeur indifférente qu’elle n’a pas la force de secouer. Le sentiment de la beauté peut arriver à créer chez le poète un état de sécheresse semblable, et trop souvent il le crée. M. Tennyson a traversé plus d’une fois cet état, on le sent à une certaine absence de chaleur, à une trop grande tranquillité, quelquefois aussi à une sorte d’impuissance à exprimer ce qui est purement moral avec la même perfection que ce qui est purement beau. Nous ne lui reprocherons pas d’avoir toujours ignoré la forte, mais quelque peu grossière sympathie d’un partisan politique, car il y a là d’ordinaire pour une âme bien née trop de haine pour trop peu d’amour, et le sel et le fer de cette sympathie robuste s’appellent trop souvent dureté et obstination. Nous ne lui reprocherons pas davantage d’avoir ignoré la forte conviction du partisan philosophique, il y a là trop de pédantisme pour une âme aussi délicate ; mais ce qu’on souhaiterait à son talent, c’est plus de chaleur et de force d’étreinte, une curiosité plus ardente, quelque chose enfin de cette fougueuse admiration et de cette sympathie passionnée que les richesses et les puissances de l’âme humaine ont de tout temps inspirées aux grands poètes, qu’elles inspirent par exemple, tout près de lui, à son confrère et à son émule en Apollon, M. Robert Browning.

Mais s’il a plus d’une fois connu et traversé l’état que nous venons de décrire, M. Tennyson ne s’y est jamais complu. Le dilettantisme ne lui a jamais caché qu’il existait d’autres sphères que celles où il retenait son imagination, et toujours son âme sobre a su se préserver des enivremens qui l’auraient amenée à l’oubli de ce qui est au-dessus de la beauté et, au mépris de ce qui est au-dessous. Non-seulement il a toujours eu les yeux tournés vers ce qui est noble, mais, sentiment bien plus, louable, il s’est toujours complu à les abaisser vers les humbles réalités. Je dis que c’est un sentiment plus louable chez un talent de la nature du sien de s’abaisser vers ce qui est humble que de s’élever vers ce qui est noble. En effet où est le grand mérite de comprendre et d’aimer ce qui est noble lorsqu’on comprend et qu’on aime si bien ce qui est beau ? Passer de l’un de ces mondes à l’autre, c’est à peine changer de sphère. Le même magicien qui évoquera le fantôme de la belle