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Meister et les singularités de l’auteur, qui nous promène à la suite de son héros dans un monde bien étrange, une grande vérité morale, souvent obscurcie dans le détail, se fait jour dans l’ensemble : c’est l’inévitable malheur de l’homme qui, égaré par de fausses tendances, se trompe de but et se disperse dans mille voies contraires, entreprenant mille choses pour lesquelles la nature ne l’a pas doué ; c’est la nécessité, sous peine de souffrances et de désespoir sans remède, de trouver le vrai sens, la vraie direction de ses facultés, de se mettre en harmonie avec soi-même et avec la nature, de sortir de l’idéal indéterminé pour entrer dans la vie active, utile, ordonnée[1]. Règle admirable qui résume toute la morale pratique : faire son devoir de tous les jours. Chacun n’a pas la même tâche ici-bas, mais chacun a une tâche. Il n’est pas, parmi les plus pauvres et les plus déshérités des hommes, un seul qui n’ait son œuvre à fonder, ou à continuer, relevant ainsi l’humilité de la fonction par la grandeur du résultat, par le sentiment du progrès universel dont il est l’obscur ouvrier. L’essentiel est moins de faire de grandes choses que de faire celles pour lesquelles vous êtes né ; il faut savoir agir selon ses vrais moyens et sa vraie nature, à sa place et à son rang dans le monde. Là est la plus haute moralité, là aussi le vrai bonheur, le seul. En dehors, il n’y a que dissipation de temps et de forces, courses sans but, inutilité cruellement sentie d’une existence agitée sans être active, tristesse des efforts prodigieux qui n’aboutissent pas et des rêves héroïques qui s’éteignent dans la nuit. Le chant des compagnons mystérieux chargés d’initier Wilhelm au noviciat de la vie pratique a pour refrain ces simples et mâles paroles : « dans la vie, garde-toi de rien différer ; que ta vie soit l’action, l’action sans cesse ! »

Tout nous ramène ainsi à ce qui est le sujet du second Faust, l’activité humaine agrandie à la mesure de l’idéal conçu par le poète, et qui n’a pas d’ambition moindre que celle de conquérir le monde. Nous voyons successivement passer devant nous les formes symboliques de cette conquête. La politique, l’art, la science, la guerre, l’industrie, voilà les divers moyens qui sont à la disposition du penseur ou du héros. L’amélioration du sort de l’humanité, voilà le but par lequel l’activité se sanctifie. Faust est à la fois, dans la vaste allégorie du poète, ce penseur et ce héros.

Faust paraît à la cour, impatient d’agir ; mais là il trouve un état en péril, il pressent de grands malheurs, il en voit déjà planer les funestes images ; il les annonce dans une série d’allégories et d’allusions, essayant de les prévenir par d’utiles conseils.

  1. Consulter sur ce point la belle analyse que donne Schiller des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister dans sa Correspondance avec Goethe, t. Ier, p. 288 et suiv.