Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/415

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des choses. Non, ce qui fait l’attrait souverain du poète, cet attrait bainqueur des âges et persistant bien longtemps après que l’absurde physique des épicuriens est tombée, ce n’est pas cette vaine tentative de science positive : c’est la splendeur même de la poésie à travers le plus aride système ; c’est la nouveauté de ce monde en fleur (novitas florida mundi) ; c’est la peinture virile des premiers efforts, des premières douleurs et des luttes de l’humanité naissante contre les forces aveugles et déchaînées ; c’est la poésie délirante de l’amour, l’image presque tragique de la volupté, toujours mêlée à l’idée de la destruction, solennisée par l’idée de la mort inévitable et prochaine. Et quelle âme un peu vive ne serait sensible à cette révolte vraiment épique du poète contre des dieux cruels et jaloux qui écrasent la vie humaine sous le poids des plus avilissantes superstitions et l’enchaînent dans les liens d’une terreur ignominieuse, dans l’attente de la plus triste immortalité, l’immortalité païenne ? — Tout cela n’est rien encore au prix du sentiment qui anime le poème entier, qui en est vraiment l’âme, la beauté, l’inspiration. Ce sentiment n’est pas, comme on devrait s’y attendre de la part d’un épicurien conséquent, celui d’une philosophie purement mécanique qui ne verrait dans l’univers que l’ensemble des phénomènes résultant de la combinaison des atomes et ne reconnaîtrait dans la nature que l’expression abstraite, et collective des propriétés de la matière. C’est au contraire le sentiment presque religieux de je ne sais quelle nature toute différente, presque divinisée, que le père de la doctrine, Démocrite, assurément n’a pas connue. Que signifient sans cela toutes ces considérations du poète sur l’ordre qui règne dans le monde, sur ces lois, rationes, leges, fœdera mundi, qui soutiennent l’organisme général et en règlent l’harmonie ? Et ces belles peintures de la faculté créatrice de la terre, de ses opérations génésiaques, de sa fécondité engendrant la vie dans un grand effort qui l’épuisé, de ses soins maternels pour l’homme naissant ? Et ces allusions fréquentes à une certaine puissance universelle, active et créatrice que l’on ne peut nommer, dont on ne peut soulever les voiles sans qu’un frisson sacré vous avertisse d’un mystère presque divin (divina voluplas… atque horror) ? Tout cela ne montre-t-il point assez clairement que le poète, en dépit de son système, croit à quelque chose de plus qu’aux atomes et au vide, et que sa pensée inquiète s’élance par-delà les limites que lui assigne la philosophie d’Épicure ?

Ainsi se rapprochent à travers les siècles, par des sympathies secrètes d’âme et de génie, par une communauté d’inspiration générale, malgré la diversité des philosophies et des civilisations, ces deux poètes, Goethe et Lucrèce. Il ne faut pas s’en étonner. Lucrèce échappe à son système par l’enthousiasme qu’il ressent à l’approche