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sociétés attristée par le sombre tableau des superstitions, ou bien ce sont les forces secrètes de la nature poétiquement invoquées, le travail de la terre nubile et brûlant d’être mère, ou encore la virilité féconde de Jupiter emplissant les vastes flancs de sa puissante épouse. Tout cela n’est pas de la science, c’est la vague ivresse de la nature, une physique poétique, un thème à beaux vers.

Goethe aurait-il été plus heureux ? Malgré la supériorité évidente de sa science et de son art, l’abondance de ses idées et l’incroyable flexibilité de la langue poétique dont il dispose, je doute qu’il eût réussi dans cette grande entreprise. Des épisodes tels que le sabbat classique, qui peuvent être considérés comme des pages détachées du grand poème projeté, autorisent le doute que j’émets. Au XIXe siècle, avec l’abondance prodigieuse des détails que la science a recueillis et la précision sévère des lois dans lesquelles elle a fixé cette masse confuse de faits, il n’y a guère qu’un poème possible sur la nature. Ce poème, c’est M. de Humboldt qui a eu la gloire de l’écrire, et il s’appelle le Cosmos. — Ne regrettons pas que le rêve de Goethe soit resté un rêve. Il n’a pas enchaîné les détails infinis de la réalité vivante dans les liens d’une œuvre didactique ; il a fait mieux, il nous en donne à chaque instant, dans des poèmes variés, le sentiment et la vue d’ensemble ; il ouvre devant nos yeux les abîmes muets de l’être et du temps ; il se plaît à ressentir le vertige et le frisson du mystère cosmique, qui révèle Dieu aux uns, qui le remplace pour les autres, pour Goethe lui-même.

Ainsi faisait déjà, dix-neuf siècles avant Goethe, un de ses grands prédécesseurs, le maître de l’antiquité tout entière dans la poésie scientifique, Lucrèce, le seul qui ait réalisé cette conception étrange d’une épopée de la nature, imitant et dépassant Empédocle et Parménide, s’emparant d’un titre qui était tombé dans le domaine commun des philosophes et tirant de là l’occasion d’une œuvre unique, objet d’étonnement autant que d’admiration pour tous les siècles.

Pour qui regarde plus loin qu’à la surface des livres et qui cherche la raison des choses, qu’y a-t-il vraiment d’admirable dans le de Natura rerum ? Est-ce l’obscure physique des atomes ? Est-ce l’exposition du système mécanique de leur mouvement et de leur chute, la théorie du plein et du vide, l’idée du clinamen, le système des poids et des contre-poids imaginés pour maintenir l’équilibre des mondes ? Est-ce toute cette physique, ou bien serait-ce la bizarre physiologie des sens ? Non, assurément, bien que partout abondent des vers admirables d’énergie et de concision, dans lesquels le grand poète s’efforce de condenser les rêveries doctrinales de l’école, errantes, sans règle et sans appui, au milieu de l’immensité