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fois n’a pas gardé pour lui son secret. Il le livre à qui veut l’entendre dans ses lettres et dans ses entretiens. « Dès les premiers actes, disait-il, commencent à résonner les noms de classique et de romantique. On en parle déjà pour que le lecteur soit conduit, comme par une route qui s’élève peu à peu, jusqu’à Hélène, où les deux formes de poésie font leur apparition complète et sont amenées à une espèce de réconciliation…. Il est temps que tous ces débats inutiles et passionnés entre les deux écoles finissent…. Or y a-t-il un point de vue plus haut et plus pur que celui de la poésie antique, à laquelle nous devons d’avoir été délivrés de la barbarie monastique vers le XVIe siècle ? N’apprendrons-nous pas d’elle à estimer de ce haut point de vue toute chose à sa véritable valeur esthétique, l’ancien comme le nouveau ? C’est dans cet espoir que je me suis mis à ce poème d’Hélène, sans penser au public ni même à un seul lecteur, persuadé que qui saisit facilement et embrasse l’ensemble avec un peu de patience s’appropriera facilement les détails…. Qu’Hélène obéisse maintenant à ses destins ! »

Même dans cette conception originale et qui nous émeut à travers le symbole, Goethe nous laisse quelques regrets. Il est bien de célébrer dans les noces idéales d’Hélène et de Faust l’union de l’art antique et de la poésie moderne ; mais c’est mal comprendre les intérêts de cette antiquité classique que de lui donner pour accompagnement, et tout à côté, dans le sabbat classique, un chœur de monstres. Déjà Phorkys-Méphistophélès m’inquiète par sa figure de spectre. L’étrange idée de vouloir acclimater la laideur dans le monde de l’art antique, dans la patrie d’Hélène ! Mais dans le sabbat classique, dont le titre même est composé de deux mots qui hurlent d’être accouplés, quel mauvais génie d’érudition pédantesque inspire à Goethe cette pensée de remplir son œuvre des plus hideuses apparitions ? Pourquoi a-t-il voulu écrire sous la triste inspiration des sorcières de Thessalie ? On a dit spirituellement que c’est là « le romantisme de l’antiquité classique. » Je le veux bien ; par conséquent c’est une fausse antiquité. Goethe a trop oublié la remarque si juste des phorkyades : « nées dans la nuit, disent-elles, parentes des ténèbres, presque inconnues à nous-mêmes, aux autres absolument, on ne nous vit jamais reproduites par l’art. » Ces monstres sans forme et presque sans nom qui rampent dans les bas-fonds de la mythologie, il fallait les y laisser. Goethe a eu doublement tort de les tirer de leur ombre infâme et de les produire à la lumière de l’art ; il a compromis l’antiquité classique et rendu presque inabordables des parties entières de son poème : juste châtiment de ce qui, pour un amant de la Grèce et d’Hélène, a été une sorte d’attentat poétique, un sacrilège.