propre, sa forme déterminée, son individualité précise. A la fin du premier acte, l’empereur désire voir Pâris et Hélène, le plus beau des hommes et la plus belle des femmes. C’est le désir de la toute-puissance blasée ; il y faut satisfaire par des moyens magiques. Comme Méphistophélès, en sa qualité de diable romantique et septentrional, n’a aucun rapport avec l’antiquité grecque, il ne pourra aider Faust que par des conseils dans cette nouvelle entreprise. « Le peuple païen ne me concerne pas, dit-il ; il habite son enfer particulier. » Faust, obligé d’agir par lui-même, doit avoir recours aux mères, pouvoir mystérieux dont le nom seul est une épouvante : — « Les mères, les mères !… cela sonne d’une manière étrange ! » Pour atteindre au lieu où résident ces déesses inconnues, le chemin n’est pas facile ; il s’ouvre dans le centre de la terre à travers la solitude et le vide. On n’y peut rien comparer, même les chemins affreux à travers l’infini mouvant de la mer. Là du moins, quand on frémit en face de la mort, on voit encore quelque chose ; on voit passer les vagues, les nuages, le soleil, la lune, les étoiles. Ici, dans les grands espaces qui s’étendent vers le royaume des mères, on ne voit rien, rien dans le lointain éternellement vide : on n’entend point le bruit de ses pas, on ne trouve rien de solide où se reposer. C’est dans cet infini silencieux et morne que trônent les déesses formidables. Un trépied ardent annonce au voyageur qui a tenté ce pèlerinage des abîmes qu’il en a touché le fond. A sa clarté se révèlent les mères, les unes assises, les autres debout ou marchant. Formation, transformation, voilà l’éternel entretien de leur pensée. Elles ne voient pas l’étranger qui arrive près d’elles, car elles ne voient que les schèmes (les idées, les types). Autour de leurs têtes planent les images de la vie, mobiles et pourtant sans vie ; les êtres qui furent un jour dans tout leur éclat et toute leur splendeur se meuvent là-bas, car ils doivent subsister toujours. — On sait quelle impression produisit en Allemagne ce symbole des mères. Goethe lui-même était ému de sa propre invention. Quand il lut pour la première fois cette scène, Eckermann le priait de lui donner quelques éclaircissemens ; mais lui comme d’habitude garda son secret, regardant Eckermann avec de grands yeux et répétant : « Les mères ! les mères !… cela sonne d’une façon étrange. — Tout ce que-je peux vous confier, ajouta-t-il, c’est que j’ai vu dans Plutarque que dans l’antiquité grecque on parlait des mères comme de divinités. Le reste est de mon invention. »
Le secret de Goethe n’est peut-être pas très difficile à deviner pour qui a quelque expérience des idées métaphysiques, et le bon Eckermann lui-même, qui est pourtant d’une perspicacité médiocre, a cru le deviner ; mais il n’a pas assez considéré l’importance d’un mot que Goethe a employé avec intention en disant que