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Chaque poète a, comme Goethe, son Hélène, idéale ou réelle. Il semble qu’il ait plus de peine à gravir les rudes sommets de l’art, s’il n’y est guidé, soutenu, s’il n’est attiré en haut par le regard d’une invisible protectrice, secrètement invoquée et révélée. Dans la grande scène du salut de Faust, Marguerite s’élève insensiblement dans les sphères divines pour attirer toujours plus haut son amant, réconcilié avec les splendeurs du ciel. « L’éternel féminin nous élève aux deux, » chante le chœur des esprits. Appliquez ce mot, vous le pouvez, à toutes les grandes choses dans lesquelles l’homme essaie de réaliser l’infini, la philosophie, la poésie, l’art. Lorsque Socrate s’initiait aux derniers mystères du beau, traversant par l’élan de sa pensée toutes les sphères intermédiaires jusqu’à celles où l’idéal incréé se révélait à lui dans la gloire de sa pure essence, c’est l’étrangère de Mantinée, c’est Diotime qui soutenait par ses discours son essor vers le but sublime de loin montré à ses yeux. Lorsque Dante gravissait les plus âpres degrés de la théologie et de la philosophie, c’est Béatrix qui éclairait sa voie et renouvelait ses forces. Quel philosophe n’a connu les enchantemens que Diotime ou Béatrix, ces institutrices divines, versent sur les plus sévères enseignemens ? Mais que dire du poète ? Où puise-t-il son inspiration, sinon dans de fortes et pures amours, d’autant plus fortes qu’elles participent plus de l’idéal ? Il semble que pour tous les nobles efforts de la pensée quelque grand amour imaginaire ou réel devienne une lumière et une force. C’est la théorie même de Diotime, dont Goethe semble s’être inspiré. La beauté participe à la production poétique moins encore à titre d’idéal poursuivi par le poète que comme agent mystérieux de sa fécondité intellectuelle, comme l’éternel féminin au sein duquel il confie le germe de ses plus nobles idées, la source sacrée et le prix sublime de son inspiration.

Il y a dans le second Faust deux évocations bien distinctes : l’une est une évocation, si je puis dire, toute métaphysique d’Hélène ; l’autre est une résurrection complète. L’une prépare l’autre. C’est l’évocation par l’imagination qui inspire à Faust le désir violent de la possession, qui le précipite à travers les aventures et les périls du sabbat classique à la poursuite de son rêve, qui lui communique la force de pénétrer jusqu’à l’empire des morts, jusqu’au trône de Proserpine et d’obtenir le retour momentané d’Hélène à la vie, cette union qui sera féconde et d’où naîtra un fruit divin, la poésie moderne.

Suivons : la pensée du poète, voyons-la naître, grandir peu à peu, s’indiquer par des traits de plus en plus marqués, jusqu’à ce qu’elle éclate dans une conception définitive et suprême qui deviendra comme un poème distinct dans le poème, qui aura sa vie