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Saint-Hilaire et Cuvier se portaient contradictoirement les interprètes de la nature ; c’était enfin de se rendre compte à soi-même, au déclin de ses jours glorieux, de tous les systèmes dont il avait été le spectateur pendant une longue vie, et dont il méritait d’être le témoin éloquent devant la postérité qui commençait pour lui. Telles étaient les dispositions de son esprit au moment où il écrivit son second Faust. Il s’en félicitait hautement. « L’invention de cette seconde partie date de plus de cinquante ans, mais le poème gagnera, j’espère, à n’être écrit qu’aujourd’hui ; avec le temps, mon esprit a acquis des idées plus claires sur les choses du monde. Je suis comme quelqu’un qui, dans sa jeunesse, a beaucoup de petite monnaie d’argent et de cuivre qu’il a toujours changée avantageusement pendant tout le cours de sa vie, de telle sorte qu’il voit maintenant sa fortune de jeune homme tout entière changée en pièces d’or. »

J’accepte volontiers cette image et j’en reconnais la justesse dans l’ordre des idées : la transmutation des métaux en or pur, voilà un de ces beaux phénomènes que produit une longue vie appliquée à la recherche et à la pensée ; mais ce qui est un progrès philosophique n’est pas nécessairement un progrès poétique. Toutes ces richesses spéculatives ne soutiennent pas l’inspiration, elles l’oppriment et l’accablent. Les idées entassées dans le vaste cerveau du poète, cherchant impétueusement leur issue, s’efforcent de passer dans le poème qui leur est ouvert pour y trouver la lumière et la vie, et s’étouffent les unes les autres par leur précipitation et leur tumulte. Aucune n’arrive à vivre de cette existence distincte, individuelle, que confère à ses créations l’art vraiment fécond et libre. Elles ne quittent la sphère des abstractions pures que pour tomber dans les froides régions du symbolisme. La poésie dramatique, qui tire tout son intérêt de la lutte des passions humaines, s’évanouit dans une sorte d’allégorie universelle où les personnages ne sont plus des hommes, mais des systèmes. Il n’y a pas d’action principale à laquelle se rattachent les divers épisodes, pas de centre organique auquel se relient nécessairement les pièces variées de cette conception poétique. Tout est dispersé, divisé ; chaque scène est presque sans lien avec celle qui la précède et celle qui la suit. Nous assistons à une représentation d’abstractions réalisées, de vagues symboles, dans laquelle nous voyons passer et repasser de temps en temps les ombres de ceux que nous avons vus autrefois si vivans, si agissans sous les noms de Faust et de Méphistophélès. Une obscurité sacrée enveloppe cette succession de scènes chimériques et ce peuple de fantômes. Il faut quelque courage pour s’aventurer dans cette région du mystère et de l’ombre, pour traverser les mille prestiges qui en défendent les issues, pour conjurer les spectres qui