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C’est un inconvénient très sérieux que d’être obligé, quand on lit ce poème, de tenir ouvert sur sa table un dictionnaire d’antiquités et de mythologie, sous peine d’être arrêté à chaque ligne. L’intérêt poétique est noyé dans ce débordement de noms bizarres pris dans tous les ordres de dieux, de demi-dieux et de héros, ou de termes empruntés à la langue spéciale des rites et des mystères. Le labeur de l’esprit y dépasse le plaisir. Dans ce savant tumulte qui remplit la nuit classique de Walpürgis, à qui pourrait se prendre notre émotion parmi cette population étrange de sphinx, de griffons, de grues d’Ibycus, de dactyles, de lamies, de sirènes, de dryades et de phorkyades, de néréides, de tritons et de telchines, sans oublier les kabires, les kabires surtout ? — On est tout surpris de saisir dans les épanchemens intimes de Goethe le naïf contentement du savant qui semble ne pas s’apercevoir que cette science immodérée a étouffé la poésie. Il accepte de grand cœur les complimens d’Eckermann, qui s’émerveille d’avoir un maître si savant. « Certes il y a là pour la pensée de quoi s’exercer, et un peu d’érudition y est de temps en temps nécessaire ! » Le Wagner de cet autre docteur s’applaudit d’avoir lu fort à propos, pour comprendre certaines allusions du poème, la dissertation de Schelling sur les divinités de la Samothrace. « J’ai toujours pensé, dit Goethe en souriant, qu’il était bon de savoir quelque chose. » — « Là se trouve enfermée toute une antiquité, s’écrie une autre fois l’enthousiaste Eckermann. — Oui, répond Goethe, les philologues y trouveront de l’occupation. »

L’intention philosophique se combine avec l’érudition pour faire de la seconde partie de Faust une œuvre à peu près inabordable au public. Lorsque ce poème fut composé aux approches de ces quatre-vingts ans que portait si fièrement Goethe, la grande affaire de sa vie n’était pas de savoir si le jeune Werther avait eu tort ou raison de désespérer du bonheur et de jeter en sacrifice son âme ardente aux pieds de Charlotte. — À cette heure du soir, ces mélancolies et ces ivresses étaient bien loin de lui ; il ne les apercevait plus que comme un nuage d’or qui se perd à l’horizon. Le souci du vieillard était autrement grave : c’était d’accorder dans une théorie équitable les défenseurs de l’art antique et les partisans de l’inspiration moderne ; c’était de deviner le sens des grandes agitations des peuples qui avaient depuis quarante années jeté dans l’abîme toutes les dynasties, soulevé le vieux monde jusque dans ses profondeurs, précipité la révolution victorieuse à travers l’Europe ; c’était enfin de contempler les lois générales du monde physique, de se pénétrer de plus en plus des théories scientifiques qui se faisaient jour dans les discussions de Pâris, de Londres et de Berlin, de prendre parti dans ces illustres débats où Geoffroy