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le même nom, et qui a beaucoup plus de caractère. Là s’élèvent sur la grève des cabanes construites en planches et recouvertes d’un enduit de poix. Ces huttes noires sont occupées soit par des magasins où l’on dépose les voiles et les cordages, soit par des bureaux maritimes, ou même dans certains cas par des familles de pêcheurs. Après avoir traversé des rues ou des allées qui s’entre-croisent, on arrive ainsi jusqu’au bord de l’eau. Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus beau que l’estuaire de la Tamise. Ni rivière ni mer, la Tamise a ici le charme et la majesté tout à la fois. La ligne du rivage opposé se dessine vaguement à l’horizon comme un nuage. Une pointe de terre, l’extrémité de l’île de Sheppey, s’avance au contraire fermement dans les eaux, qu’elle divise. La marée arrive avec un mouvement doux, calme et sûr, emplissant peu à peu comme une coupe de sable la vaste embouchure du fleuve dont les bords se relèvent à des hauteurs inégales. Whitstable pourrait être une ville de bains, une watering place, mais il a mieux à faire que de se livrer aux plaisirs : c’est le quartier-général de la pêche aux huîtres.

A cinq heures du matin, un homme armé d’une cloche, le bell-man, parcourt les rues et réveille les dragueurs. Ces derniers se rendent aussitôt vers la grève, où ils s’embarquent trois par trois dans des smacks ou bateaux de pêche. Les bancs d’huîtres s’étendent à environ un mille du rivage. Ce sont autant de pépinières bien gardées et indiquées à la surface de l’estuaire par des balises. La semence des jeunes huîtres qu’on fait souvent venir de très loin et qu’on achète à des prix fabuleux est déposée dans des eaux peu profondes, où ces mollusques doivent croître et engraisser. Les jeudi, mardi et samedi, les hommes s’occupent à cultiver ces bancs, c’est ce qu’on appelle dredging for planting (draguer pour planter). Leur tâche consiste à examiner les huîtres l’une après l’autre et à les débarrasser des ennemis qui pourraient leur nuire. Les trois autres jours de la semaine, ils soulèvent du fond de l’eau dans des filets ou dragues les huîtres adultes, c’est-à-dire ayant trois ou quatre ans, et les envoient ensuite au marché de Billinsgate. C’est là aussi que des agens les avertissent par le télégraphe du nombre de boisseaux de coquillages qui auraient chance de se vendre tel jour à un bon prix, et l’ensemble de la demande se répartit également entre tous les membres de la fraternité. Ils forment en effet depuis longtemps une véritable association. Une cour d’eau (water-court) ou parlement des dragueurs se tient une fois par an, réforme, s’il y a lieu, les règlemens, confère certaines fonctions et nomme un jury de douze personnes. Chaque dragueur a le droit d’y voter par la voie du scrutin. On était alors en août, et la saison des huîtres