Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/291

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de départ d’une situation assez nouvelle. Il a laissé des marques profondes, indélébiles, dans la vie morale comme dans la vie politique de la Russie ; il a mis en relief des côtés étranges de la nature russe. Je ne veux pas nier la part qu’a pu avoir à l’origine de cette agitation un certain instinct patriotique ; mais ce qu’il y a eu bien plus encore, c’est un sentiment tout négatif, une haine, et cette haine a été en vérité la source de curieuses altérations du sens moral dans certaines classes.

On a vu certes des sociétés, saisies tout à coup d’une généreuse émulation de dévouement, être d’âme et de cœur avec leur gouvernement dans une lutte, soutenir de leurs sympathies ceux qui les défendaient par les armes. Le monde de Moscou et de Pétersbourg est allé plus loin, et une feuille russe, le Dien, écrivait un jour, non sans une révolte de pudeur : « Jamais la police de l’empire n’a rencontré dans la société plus de sympathie qu’aujourd’hui. Si, du temps de Griboïedof, Famousof[1] a dit des dames « qu’elles accordaient une préférence marquée aux gens de guerre et faisaient ainsi preuve de patriotisme, » un Famousof qui vivrait maintenant pourrait répéter la même chose en remplaçant les mots « gens de guerre » par les mots gens de police… On ne peut supposer que la société ait pris goût à ce fonctionnement anormal de l’organisme politique ; mais on ne peut non plus s’empêcher de la mettre en garde contre le danger de certains penchans qui ont germé dans son sein… » Et en effet ces penchans ont germé un instant au sein du monde russe. Il y a eu jusqu’à des officiers de la garde qui prenaient du service en volontaires dans ce fonctionnement dont parle l’écrivain. Il y a eu des dames du meilleur monde qui brodaient des tapis pour les « gens de police, » et leur expédiaient par le télégraphe le témoignage de leur admiration, — toujours selon le témoignage du Dien et des autres journaux. Il s’est même formé toute une littérature composée de récits de police et avidement recherchée. Certes on a vu aussi des sociétés céder à l’entraînement d’un duel de nation à nation et s’aguerrir par une nécessité momentanée aux spectacles sanglans, aux atrocités du combat ; elles gardaient du moins le dernier sentiment qui relève et ennoblit la guerre, le respect des vaincus. Il s’est trouvé un instant où tout cela a été changé en Russie, et la Gazette de Moscou écrivait au mois de juillet 1864, sur la foi d’un de ses correspondans : a Varsovie est maintenant en pleine vie ; elle a le théâtre français, une troupe d’excellens acrobates dans la Vallée-Suisse, la musique dans le Jardin de Saxe et

  1. Griboïedof est un écrivain dramatique russe fort connu, et Famousof est un personnage d’une de ses œuvres.