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nombreux d’ailleurs, — les anciens amis du grand-duc Constantin, le ministre de l’instruction publique, M. Golovnine, le ministre de l’intérieur, M. Valouief, le ministre des finances, M. Reutern, le prince Suvarof, gouverneur de Pétersbourg, — si ce petit groupe refusait, non sans un certain courage, de signer l’adresse au dictateur de Wilna, si le prince Suvarof notamment, assez grand personnage pour prendre quelque liberté sans être suspect, se permettait de troubler l’apothéose de Mouraviev d’une épithète sanglante, ces quelques dissidens du modérantisme étaient publiquement signalés et gourmandes. Un poète qu’on appelait tout à coup le « Juvénal moscovite, » M. Tuschef, adressait au prince Suvarof des vers où il lui rappelait le sac du faubourg de Praga à Varsovie par son aïeul. « Petit-fils sensible d’un belliqueux grand-père, pardonnez-nous, prince sympathique, d’honorer l’anthropophage russe, nous qui sommes Russes, sans consulter l’Europe… Si nous devons être déshonorés en lui écrivant notre lettre, nous y consentons, prince ; mais… votre valeureux grand-père l’aurait signée !… »

Cette période, d’où date en quelque sorte une histoire nouvelle pour la Russie, cette période a donc eu ses héros : le premier était Mouraviev, le second a été, au moins un moment, le prince Gortchakof. Il y en a un troisième, et ce n’est pas celui qui a eu le moins d’influence. C’est un écrivain, un journaliste, l’expression la plus caractéristique, la plus saillante du rôle de la presse dans ces récentes agitations du monde moscovite. Je ne veux pas être injuste pour la presse russe. Elle a vécu longtemps, on le sait, dans des conditions où tout était soumis à la censure, tout, la musique comme la littérature, les cartes de visite, les billets d’enterrement et de mariage, et même les simples transparens dont on se sert pour écrire, — en des conditions où un écrivain ne pouvait se permettre dans un roman de plaisanter sur l’ornementation des bancs du jardin de Tsarkœ-Selo sans qu’un censeur biffât cela sous prétexte que « le dessin de ces bancs avait été honoré de l’approbation suprême. » Ce n’est que depuis peu que la presse est arrivée en Russie à être placée sous un régime pseudo-légal, je veux dire un régime semi-légal, semi-discrétionnaire. Elle est aujourd’hui sous l’empire d’une loi promulguée le 6 avril 1865, appliquée réellement au mois de septembre dernier, et qui n’est en définitive qu’une imitation de la loi française, sauf quelques différences qui ne sont même pas toutes au désavantage du régime russe. Ainsi pour la première fois l’expression de la pensée ne relève dans une certaine mesure que des tribunaux. Dans cet enchevêtrement de pénalités judiciaires et administratives suspendues à la fois sur les