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diversion, redoutée sans doute, mais en même temps provoquée comme un suprême expédient pour surmonter une situation inextricable ; pour la société russe, c’était une issue par où elle échappait un instant au sentiment oppressif de ses propres désordres intérieurs pour retrouver une certaine unité violente devant la menace d’un démembrement d’abord, devant l’Europe ensuite. Alors en effet commence pour la Russie quelque chose d’entièrement nouveau, une explosion artificielle assurément sous quelques rapports, réelle et redoutable par d’autres côtés. Dans le premier moment, il est vrai, c’est le gouvernement qui se charge d’aiguillonner et de discipliner le patriotisme, qui envoie partout le modèle des adresses destinées à revenir au tsar, qui autorise et provoque les manifestations, qui combine tout cet appareil de démonstrations où chacun a son rôle, depuis la noblesse jusqu’aux paysans ; mais bientôt c’est la société russe elle-même qui, avec un mélange de calcul et de spontanéité, se met à l’œuvre et se pique à ce jeu sanglant, qui se jette à corps perdu dans le courant de la résistance et s’encourage à tout oser, à tout dire, à tout faire, à mesure que se prolonge cette lutte irritante, à mesure surtout que s’évanouissent par degrés les chances d’une intervention européenne sérieuse et efficace. C’est la société tout entière qui prend parti, débordant de tous côtés le gouvernement, le noyant dans le flot de ses manifestations, le devançant dans la voie répressive, et désormais c’est le règne de cet esprit, patriotique si l’on veut, ultra-national, ultra-moscovite comme on l’a nommé, qui dans tous les cas a fait à un certain moment de la Russie, selon le mot de M. Hertzen, un « vaste club politique, » un club toléré ou encouragé. Depuis deux ans, la Russie est un pays condamné au patriotisme forcé et à outrance.

Il faut sonder la nature intime et complexe de cette agitation extraordinaire d’où est sortie toute une situation. Elle réunissait assurément des opinions, des nuances, des groupes bien différens, constitutionnels, radicaux, absolutistes tsariens, slavophiles, orthodoxes, dissidens, socialistes, qui sur toutes les questions intérieures se faisaient une guerre ouverte. Ce qui les rapprochait, c’est le fantôme du polonisme, mot nouveau né de la circonstance et terriblement exploité depuis. Cette malheureuse Pologne avait la triste fortune de devenir comme un terrain neutre où pour un instant, sauf à reprendre leur combat ensuite, se retrouvaient les passions dont l’équivoque assemblage donnait à cette fermentation russe tous les dehors d’une manifestation nationale. Au fond, la Pologne était l’ennemie, non-seulement par sa prise d’armes, mais encore par son organisation sociale, par sa religion, par ses mœurs, par son esprit, par ses affinités morales avec l’Europe, par sa civilisation