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expliquent bien des choses en Russie. Le premier est une disproportion immense, un criant désaccord entre tous les élémens constitutifs du monde russe, entre la réalité obscure, opaque, lente à se mouvoir, et tout ce qui s’agite à la surface. C’est la conséquence inévitable de cet état de société où à côté d’une population de soixante-dix millions d’hommes murés jusqu’ici dans l’ignorance, vivant en quelque sorte de la vie organique, la population supérieure de mœurs, de goût et d’esprit compte tout au plus peut-être sept ou huit cent mille personnes. Dans cette masse puissante par le poids, il y a comme des intervalles monstrueux et des lacunes profondes qu’une transformation graduelle arrivera sans doute à combler, mais qui subsistent. Les distances morales entre les classes sont plus grandes encore que les distances matérielles entre les diverses régions de cet empire mal lié. En haut, des polémiques audacieuses ou subtiles, des raffinemens d’intelligence, des assemblées dont les discussions égalent presque les débats des parlemens occidentaux ; — en bas, les incendies se répandant partout de Saint-Pétersbourg à Simbirsk, devenant une sorte d’épidémie et détruisant la sécurité la plus élémentaire : — de là ce qu’il y a de factice dans certains phénomènes, dans certaines combinaisons de partis, dans la manière d’appliquer ou même de comprendre certaines réformes tombant tout à coup sur un terrain mal préparé. Figurez-vous deux négocians, l’un jeune, l’autre vieux, sortant il y a quelques mois d’une séance de la cour martiale de Moscou et échangeant leurs impressions sur la prochaine réforme judiciaire. — Qu’est-ce que le jury ? demande le vieillard ; est-ce le jury que nous venons de voir ? — Non, répond le jeune négociant, nous ne l’avons pas encore. Cette institution des « jurés » s’appelle ainsi parce que tous les magistrats seront obligés de jurer qu’ils ne recevront pas d’argent de ceux qu’ils jugeront. — Alors pourquoi ne rétablit-on pas tout de suite ? — Ah ! c’est qu’on a pitié de la position des magistrats, dont le traitement est peu élevé. Quand on pourra augmenter leur traitement, on exigera d’eux le serment, et nous aurons le jury. — Et au fait ce Russe a raison : pour lui, le progrès réel, c’est l’absence de vénalité ; le reste est un mirage.

Un autre trait caractéristique qui se combine avec le premier, qui le complète, c’est que les habitudes de discipline et d’obéissance sont tellement enracinées, si bien passées dans l’organisme moral, qu’elles se retrouvent là même où tout est affaire de persuasion et de spontanéité, dans les évolutions d’opinion. A défaut d’une pression du gouvernement, il suffit d’une initiative hardie donnant un signal et frappant fort sur les esprits. De là ces apparences d’unanimité qui éclatent parfois en Russie, à peu d’intervalle et dans les sens