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romantique n’ont pas d’accens plus sombres que cette vieille femme mondaine partagée entre le désir et l’horreur du néant.

Voyant approcher le terme fatal, Mme Du Deffand essaya de devenir dévote, ce qui lui paraissait « l’état le plus heureux de cette vie. » Un prêtre doux et bon, nommé l’abbé Lenfant, voulut la convertir ; mais cette conversion, à peine ébauchée, allait être interrompue par la mort. Mourante, la pauvre femme pensait encore à Walpole plus qu’à Dieu. « J’ai le cœur enveloppé, lui dit-elle dans la dernière lettre qu’elle ait écrite ou du moins qu’elle ait dictée ; j’ai bien de la peine à croire que cet état n’annonce une fin prochaine ; je n’ai pas la force d’en être effrayée, et, ne vous devant revoir de ma vie, je n’ai rien à regretter… Divertissez-vous, mon ami, le plus que vous pourrez… Vous me regretterez, parce qu’on est bien aise de se savoir aimé… Peut-être que par la suite Wiart vous mandera de mes nouvelles ; c’est une fatigue pour moi de dicter. » Quelques jours après, Walpole recevait en effet de Wiart des détails sur la maladie et sur la mort de Mme Du Deffand. « Si vous avez encore la dernière lettre qu’elle vous a écrite, disait ce fidèle serviteur, relisez-la, vous y verrez qu’elle vous fait un éternel adieu. Elle n’avait point encore de fièvre alors, mais on voit qu’elle sentait sa fin approcher, puisqu’elle vous dit que vous n’auriez plus de nouvelles que par moi. Je ne puis vous dire la peine que j’éprouvais en écrivant cette lettre sous sa dictée ; je ne pus jamais achever de la lui relire après l’avoir écrite, j’avais la parole entrecoupée de sanglots. Elle me dit : Vous m’aimez donc ? »


Et pourquoi donc aimer ? Pourquoi ce mot terrible
Revenait-il sans cesse à l’esprit de Rolla ?

La parole de Mme Du Deffand rappelle ces vers d’un poète dont le rire se changea vite en larmes, mais qui au moins ne supporta pas longtemps le fardeau d’une existence désenchantée. Triste est le destin de ces âmes vives et inquiètes quand elles dépensent mal les trésors de leur sensibilité. En vain, elles qui ont besoin de la vie du cœur, essaient-elles de ne vivre que de la vie de l’esprit, en vain veulent-elles chercher dans l’ironie et le sarcasme un préservatif contre les rêves de leur imagination. Cette lutte contre la nature est un combat d’où elles ne sortent que vaincues, et tôt ou tard elles s’aperçoivent que, si spirituel qu’on puisse être, on ne résiste pas impunément aux lois de la Providence. Quand ces âmes-là joignent à leurs autres maux la douleur de vieillir sans affections et sans respect, quand elles sont condamnées au supplice de sentir un être intellectuel encore plein de vigueur emprisonné dans une enveloppe matérielle à moitié morte, elles sont réduites au désespoir. Pour consoler leur tristesses, il faudrait qu’elles pussent dire comme saint Augustin, qui sentait son argile tomber : « Mon Dieu ! servez de tabernacle à mon âme ! »


Imbert de Saint-Amand.


V. de Mars.