Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/275

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Soyez, si vous voulez, saint François de Sales, je serai volontiers votre Philothée. » Elle intervertit les rôles, elle l’appelle son tuteur, elle lui dit des paroles enfantines. « Je ne veux jamais rien faire sans votre aveu, lui écrit-elle encore, je veux toujours être votre chère petite ; j’oublie que j’ai vécu, je n’ai que treize ans. Si vous ne changez point, et si vous venez me retrouver, il en résultera que ma vie aura été très heureuse ; vous effacerez tout le passé, et je ne daterai plus que du jour où je vous aurai connu. » D’abord Mme Du Deffand fait sourire. Elle finit par exciter la compassion. Elle est si humble, si douce, si profondément affligée des brusqueries de son idole ! La moindre parole sympathique la remplit d’une joie si sincère ! Dans son enthousiasme, elle s’élève jusqu’à une sorte de lyrisme. Elle oublie son âge, ses souffrances, « Qu’importe d’être vieille, d’être aveugle ? s’écrie-t-elle. Qu’importe le lieu qu’on habite ? Quand l’âme est fortement occupée, il ne lui manque rien que l’objet qui l’occupe… » Ah ! si la parole de La Rochefoucauld était vraie, s’il était exact que, le plaisir de l’amour étant d’aimer, l’on soit plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on donne, Mme Du Deffand connaîtrait enfin le bonheur. Elle qui ne se voit pas dans son miroir, elle peut se faire illusion à elle-même. Un rajeunissement pareil à celui de Faust vient de s’opérer dans cette âme flétrie. Spectacle psychologique d’un intérêt profond : elle a la naïveté, l’ardeur, la foi de la jeunesse. C’est le printemps au milieu de l’hiver, c’est au fond d’un sépulcre un vivifiant rayon de soleil. La spirituelle douairière, la reine de l’épigramme et de l’ironie devient une rêveuse d’outre-Rhin. « Je pensais l’autre jour, écrit-elle à Walpole, que j’étais un jardin dont vous étiez le jardinier, que vous aviez arraché toutes les fleurs que vous jugiez n’être pas de la saison, quoiqu’il y en eût encore qui n’étaient pas entièrement fanées, comme de petites violettes, de petites marguerites, et que vous n’aviez laissé qu’une certaine fleur qui n’a ni odeur ni couleur, que l’on nomme immortelle parce qu’elle ne se fane jamais. C’est l’emblème de mon âme. »

Encore si Walpole était auprès d’elle, pourrait-elle être consolée ; mais le châtelain de Strawberry-Hill ne fait à Paris que de rares et courtes apparitions. Il en part pour n’y plus revenir le 12 octobre 1775. « Adieu, lui écrit-elle, ce mot est bien triste. Souvenez-vous que vous laissez ici la personne dont vous êtes le plus aimé, et dont le bonheur et le malheur consistent dans ce que vous pensez d’elle. » Mme Du Deffand vivra cinq ans encore, et c’est loin de Walpole qu’il lui faudra passer ces cinq mortelles années, agonie longue et douloureuse où se dresse devant elle la pensée de l’éternité. En vain elle avait dit : « Ne traitons plus les grands sujets, ne cherchons plus les vérités introuvables. » Il lui est impossible de se reposer dans cette quiétude. Le gouffre où elle va se précipiter lui donne parfois le vertige. Son destin est de subir en même temps les peines du cœur et les doutes cruels de l’esprit. Elle aurait voulu pouvoir suivre le conseil que lui avait donné Voltaire : « supportons la vie qui n’est pas grand’chose, ne craignons pas la mort, qui n’est rien du tout ; » mais l’esprit d’analyse est trop puissant en elle pour qu’elle ne se pose pas les redoutables problèmes de la destinée humaine. René et tous les grands désespérés de l’école