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le président à un concert chez Mme de Sauvigny. Mlle Le Maure y chantait ; il ne l’entendait point, non plus que les instrumens qui l’accompagnaient ; il me demandait à tout moment si j’entendais quelque chose, il me suppose aussi sourde qu’aveugle et aussi vieille que lui. » Cinq mois après, il rend l’âme. La marquise, qui reçoit de toutes parts des complimens de condoléance, ne se donne pas même la peine d’afficher l’hypocrisie des regrets ; elle avoue très ingénument que sa douleur est modérée. ? J’avais, écrit-elle, tant de preuves de son peu d’amitié que je crois n’avoir perdu qu’une connaissance. »

Mme Du Deffand ne fut pas plus sensible à la mort de Voltaire, et pourtant, à en juger par leur correspondance, la marquise et le patriarche de Ferney avaient l’un pour l’autre une sorte d’idolâtrie. « Vraiment, écrit-elle à Walpole, j’oubliais un fait important, c’est que Voltaire est mort, on ne sait ni l’heure ni le jour ; il y en a qui disent que ce fut hier, d’autres avant-hier… Il est mort d’un excès d’opium, et j’ajouterai d’un excès de gloire qui a trop secoué sa faible machine. » Voilà les enthousiasmes et les admirations de salon !

C’est que Voltaire, malgré tout son esprit, n’avait jamais pu guérir la plaie incurable de l’âme de Mme Du Deffand, sa grande et perpétuelle souffrance, l’ennui. Bien avant l’heure de sa vieillesse et de sa cécité, elle était désabusée de toute chose. Cette femme si occupée de toutes les petites misères et de toutes les petites vanités de la vie du monde n’en a pas moins des accens d’une tristesse amère. « On est tout en vie, s’écrie-t-elle, et on éprouve le néant. » Elle s’indigne de « l’injustice qu’on a eue de nous faire naître sans notre consentement et de nous faire vieillir malgré nous. » « Vivez avec vous-même, » lui écrivait Voltaire. Vivre avec elle-même, c’est précisément ce que la marquise craint le plus. Pour échapper à ses propres pensées, qui la poursuivent comme des remords, elle se jette avec une impatience et une versatilité maladives dans des divertissemens « infiniment moins raisonnables que son ennui ; » mais rien ne l’attache, rien ne la distrait. Elle juge sévèrement son époque, « où tout est cynique et pédant. Nulle grâce, s’écrie-t-elle avec amertume, nulle facilité, point d’imagination, tout est à la glace ; de la hardiesse sans force, de la licence sans gaîté ; point de talent, beaucoup de présomption. Encore si les morts valaient mieux que les vivans, ce serait une ressource ; mais il n’y a pas même de livres qui contentent. » Elle avoue que toute lecture l’ennuie : les récits historiques, parce qu’elle n’a point de curiosité ; la morale, parce qu’on n’y trouve que des idées communes ou peu naturelles ; les romans, parce que tout ce qui tient à la galanterie lui paraît fade ou que la peinture des passions l’attriste. Son salon si brillant, si célèbre dans toute l’Europe, ne lui inspire plus que des réflexions chagrines. Hommes et femmes lui paraissent des « machines à ressort qui vont, viennent, parlent, rient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir, chacun jouant son rôle par habitude. » Pour l’amitié, elle n’a pas même l’idée de chercher un trésor aussi rare ; elle trouve qu’il n’y a pas « une seule personne à qui on puisse confier ses peines sans lui donner une maligne joie et sans s’avilir à ses yeux. » Mme Du Deffand est d’ailleurs trop juste pour se plaindre de cette privation de l’amitié. « Je ne désire point d’être aimée, je sais qu’on n’aime