Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/269

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’impuissance vis-à-vis de l’action ; vous avez un spectacle plus élevé, plus digne, plus moral, l’amour droit et sincère d’un galant homme en opposition au désir des sens, à cet insatiable appétit de jouissances qui ne recule pas devant le crime.

Revenons à l’Opéra : — M. Faure, don Juan ; M. Obin, Leporello ; M. Naudin, don Ottavio. Pour les femmes, c’est Mme Gueymard qui chante Elvire, Mlle Battu qui chante Zerline, Mme Marie Saxe qui fait dona Anna.

Avec Mozart, il n’y a rien de secondaire, rien qui n’ait en soi son effet qu’il faut savoir trouver. A Vienne, le rôle d’Elvire fut toujours le partage des cantatrices de premier ordre ; Mme Gueymard l’a compris, et le public lui tiendra compte de sa bonne volonté, qui chez une artiste de sa valeur n’est en somme qu’une preuve de plus d’intelligence. Mlle Battu a déjà chanté Zerline aux Italiens à côté de Mario, et les souvenirs de ce qu’elle fut sont de nature à rassurer ses meilleurs amis sur ce qu’elle sera. « Je l’attends au qu’il mourût. » Il est évident que dans un tout autre ordre d’idées elle et M. Faure seront très attendus au là ci darem la mano.

Nous l’avons dit ici même : « Zerline est une des plus vivantes créations de Mozart, une très gentille et très coquette petite personne, d’ailleurs vraie fille d’Eve ; don Juan ne s’y trompe pas et tout de suite fait parler ses sens : vorrei e non vorrei, phrase adorable où se peint comme dans un miroir cette voluptueuse hésitation d’une nature que la curiosité, plus encore que le désir, attire. » Elle ne veut pas, et pourtant elle reste, elle écoute, et dès l’abord subit le charme de cet homme à qui la nature, en le faisant si beau, si fier, si grand seigneur, semble avoir donné des droits sur elle. Elle ne veut pas, et cependant cède à l’ivresse, permet à cet homme que tantôt encore elle n’avait jamais vu de lui serrer la taille, de chiffonner son corsage, et de propos en entreprise, la vanité venant en aide aux désirs émus, se laisse ainsi conduire, pendant la scène du bal, jusqu’au seuil de la perdition. Zerline, en subissant l’outrage de don Juan, n’avait en somme que ce qu’elle mérite ; mais l’honnêteté de sa nature au dernier moment la protège et l’empêche d’être mise à mal. Plus forte que la voix des sens et de la coquetterie, la voix du cœur se réveille. Alors elle se souvient de Mazetto, court à lui, se mêle au groupe des victimes vengeresses et redevient ce qu’elle fut, ce qu’elle sera, une brave et simple villageoise dont un débauché peut surprendre l’imagination, mais que son instinct prémunit et saura toujours ramener à temps aux devoirs de la foi promise.

Quant à Mme Marie Saxe, bien des signes faisaient voir en elle une dona Anna ; mais il fallait que l’heure fût venue, car il est de ces rôles qui sont une date dans la vie d’une cantatrice, et qu’on ne saurait aborder avant d’avoir acquis sur le public une certaine autorité. Désormais, pour Mme Marie Saxe, la question n’est plus à résoudre : cent représentations de l’Africaine si vaillamment soutenues donnent à la Sélika de Meyerbeer le droit de toucher à Mozart, et d’attaquer impérieusement de sa voix, l’une des plus dramatiques qui soient au théâtre, l’immortel récitatif de l’air d’Anna.