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M. Sainte-Beuve, de l’ancien Sainte-Beuve que tant de lecteurs ignorent ; il était piquant de faire entendre, à l’abri de ces mêmes vers écrits il y a plus de trente années, que Victor Hugo, fier partisan, maintenait encore sa bannière poétique. Après de tels noms, passer à M. Ponsard et affirmer que le souffle de Corneille revit dans l’auteur du Lion amoureux, c’était une entreprise moins aisée. M. Sandeau l’a fait généreusement, académiquement, et des bravos affectueux lui ont répondu. Ce sont là des manifestations touchantes, pourvu qu’on n’exagère rien par une sensiblerie hors de propos et qu’on respecte, comme on le doit, la liberté de la critique loyale. M. Jules Sandeau a dit à M. Doucet : « Je vous ai en trop grande estime pour ne pas vous louer simplement. » Est-ce donc que l’auteur du Lion amoureux n’a pas droit à un sentiment pareil ?

En somme, la séance n’a pas été mauvaise pour l’Académie. On croyait qu’une journée prochaine où seront entendues deux voix bien différentes, un grand esprit et un esprit charmant, on croyait, dis-je, que cette seconde journée, impatiemment attendue, étoufferait d’avance l’intérêt de la première. Il n’en a rien été. Toute comparaison mise à part, la solennité dont le poète d’Eloa, de Chatterton, de Stello, a eu les honneurs, garde sa place et son rang parmi les fêtes du même genre. La poésie, un peu inquiète d’abord, doit un double remerciment à M. Jules Sandeau. Ce qui a plu surtout dans son discours, ce qui a enlevé tous les suffrages, c’est précisément ce qui est le plus dégagé de l’esprit académique, je veux dire la vive peinture de M. Alfred de Vigny, quand la vérité s’y fait jour, et l’examen si leste des comédies de M. Doucet, quand la critique s’y laisse deviner sous les éloges convenus.

L’esprit académique ! ce mot éveille bien des questions littéraires et morales. A coup sûr, on ne saurait condamner absolument un tel esprit lorsqu’on songe à ces habitudes de politesse qu’il a établies parmi nous, et qui font partie de nos meilleures traditions. Supprimer ces traditions et en extirper le germe, si on pouvait faire cette violence à une société comme la nôtre, ce serait livrer le monde littéraire aux barbares. Les barbares sont partout, ils ont toute une ligne de cantonnemens sur les frontières indécises de la grande littérature et de la petite ; ils ont même, on le sait trop, des intelligences au milieu de nos places, tant est grande, à ce qu’il paraît, la peur qu’ils inspirent aux natures d’esprit les plus rares, mais aussi les plus féminines de ce temps-ci. Il est fort heureux qu’il y ait quelque part un asile où se conservent les traditions des hautes lettres unies aux traditions de la société polie ; l’esprit académique toutefois n’a-t-il pas aussi ses dangers ? ne lui arrive-t-il pas de compromettre ce qu’il est chargé de défendre ? n’y aurait-il pas lieu de le réformer au plus tôt, si on veut aller au-devant des révolutions ? Les révolutions dont il s’agit, les seules dont l’Académie ait à se préoccuper, ce sont les révolutions du goût et de la faveur publique, celles qui feraient succéder l’indifférence à la