Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comédies qui vient de prendre séance à l’Académie française à la place de M. Alfred de Vigny ; comment dissimuler toutefois qu’il a remporté un de ces prix-là ? Chacun vante la modestie de M. Camille Doucet, et il suffit de lire son discours de réception pour voir avec quelle timidité il s’est tenu à l’ombre du poète dont il faisait l’éloge ; avouez pourtant que cette modestie est d’une espèce particulière, puisqu’elle n’a pas empêché l’auteur du Fruit défendu de poursuivre avec tant de ténacité la plus haute récompense de l’homme de lettres. Un des inconvéniens du système académique critiqué il y a deux siècles par l’historien de l’Académie, c’est de fausser le sens des mots en conduisant les hommes à des situations fausses : voilà le plus honnête, le plus modeste des écrivains dramatiques de nos jours amené à prendre un rôle fort peu modeste, et on continue par habitude à vanter sa réserve quand il fallait surtout signaler chez lui le mérite de la persévérance.

Le discours de M. Camille Doucet n’ajoutera rien, il n’enlèvera rien non plus à sa réputation de littérateur décent, d’esprit méthodique, d’écrivain timide et irrésolu. On pouvait craindre que l’idéale figure du poète de Stello ne souffrît un peu entre ses mains ; l’épreuve a dissipé heureusement une bonne partie de ces craintes. Il est vrai que l’honorable académicien, suivant le programme terre à terre de la biographie, glanant çà et là des anecdotes, puisant dans la correspondance du poète, essayant enfin de rajeunir son sujet par le menu, a évité les occasions de s’élever comme il l’aurait fallu pour peindre en critique inspiré un talent original ; mais du moins, avec cette modestie dont on a parlé si fort et que nous louerons cette fois sans réserve, il a jeté un appel à M. Jules Sandeau en évoquant l’image de ce Rubens qui venait, de son pinceau de feu et de sa palette d’or, transfigurer les esquisses de Jordaens. Mis en veine par ces vives paroles de la fin, M. Jules Sandeau a recommencé en critique, en artiste, en poète, le portrait d’Alfred de Vigny. Comme la main courait sur la toile ! Comme la figure y apparaissait bientôt, fine, exquise, singulière ! Tout à l’heure on s’apercevait trop que le récipiendaire, avec sa bienveillance un peu banale, faisait effort pour apprécier un mouvement d’idées poétiques dont il avait toujours vécu éloigné ; sur les lèvres de M. Sandeau éclataient la sympathie intelligente et l’admiration cordiale. Aussi nulle fadeur, rien ou presque rien de convenu ; les travers mêmes, les lignes moins heureuses de la noble figure étaient indiqués finement, légèrement, d’un mot jeté avec prestesse et retiré aussitôt. « Vous exprimiez le regret de n’avoir point vécu dans la familiarité de M. de Vigny. Consolez-vous, personne n’a vécu dans la familiarité de M. de Vigny, pas même lui. » Et le public de rire, ce public toujours si prompt à saisir l’épigramme au vol ; mais déjà l’orateur avait repris le trait inoffensif, et, satisfait d’avoir signalé en souriant l’espèce de solennité particulière au chantre d’Eloa, il s’inclinait aux applaudissemens de tous devant ce respect de soi-même, « si peu contagieux d’ailleurs qu’on est dispensé d’en médire. » Si M. Jules Sandeau,