Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/247

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poursuivi deux buts, un but social et un but politique. Elle a voulu fonder l’égalité dans la société, la liberté dans le gouvernement politique. Nous avons eu de tristes écoles qui, oubliant ou méconnaissant les origines et les aspirations les plus certaines de la révolution, ont prétendu réduire à l’établissement de l’égalité l’œuvre essentielle et exclusive de notre grand mouvement révolutionnaire. Ce fatal préjugé survit et nous opprime encore dans le domaine des faits ; mais il ne peut tenir dans le domaine des idées, et notre histoire rejette avec mépris un travestissement qui voudrait la déshonorer. Les esprits qui se respectent ne peuvent nier l’élan de la France de 1789 vers la liberté. Un des plus utiles mérites du dernier livre de M. Edgar Quinet est d’avoir mis cette vérité en lumière avec une abondance et une force de preuves qui rendent toute contestation impossible. Comme M. Quinet l’a fait remarquer, le travail égalitaire de la révolution fut facile ; les résultats en furent acceptés et consacrés tout de suite. La partie difficile de la tâche, ce fut la conquête de la liberté. C’est en cherchant à organiser la liberté au milieu des vieilles routines de l’ancien régime, à travers les vieilles habitudes d’arbitraire qu’un long gouvernement despotique avait en quelque sorte inoculées au tempérament national, qu’on se trouva en proie aux luttes violentes et qu’on s’abandonna aux déviations qui compromirent l’œuvre révolutionnaire ; mais la fureur même de ces luttes, si elle accuse l’inexpérience de la nation, montre combien sa passion pour la liberté fut ardente et sincère. Comment pourrait-on dire que ce ne fut point cette passion qui souleva la France en 1789 et enflamma l’enthousiasme révolutionnaire ? Le premier acte révolutionnaire fut la prise de la Bastille. Est-ce pour l’amour exclusif de l’égalité que le peuple dans son sublime emportement, lui par-dessus qui les lettres de cachet passaient sans l’atteindre, alla détruire le monument séculaire des attentats commis contre la liberté par la justice administrative de l’ancien régime ?

Le mérite éminent du discours de M. Thiers est d’avoir relié la question actuelle de la liberté à notre droit politique écrit et à nos plus imposantes origines révolutionnaires. Ce texte de la déclaration des droits qu’il a rappelé a fixé les conditions inexpugnables de la destinée politique de la France moderne : « la souveraineté est une, indivisible, inaliénable ; elle appartient à la nation ; aucune portion ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. » Voilà, on peut le dire, toute la constitution de la France résumée et précisée, suivant le mot de M. Thiers, en langage lapidaire. Toute la théorie du monde moderne en matière de gouvernement et de droits politiques est enfermée dans ces trois lignes. A moins de nous ramener à la barbarie et aux capricieuses tyrannies de la force, on ne peut pas sortir de là. Comment est-il possible que, le droit moderne étant compris dans une si souveraine définition, nous soyons encore les jouets, en ce qui touche à la pratique des libertés qui sont les attributs et les organes indispensables de la souveraineté nationale, des illusions les plus grossières et des sophismes les plus maladroits ? Des esprits fermés à toute philosophie, et qui