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lit qui nous voit naître et mourir, ne peut se créer de toutes pièces, elle est le résultat de la longue élaboration du temps. Il faut vingt ou vingt-cinq ans pour créer une bûche de bois de chauffage, cent cinquante ou deux cents ans pour une pièce de charpente ou de marine. Sont-ce là des produits qu’on peut fabriquer à volonté suivant les besoins, en vertu de l’offre et de la demande ? Évidemment non, puisque quand la demande se manifeste, l’offre ne peut y répondre qu’un siècle ou deux plus tard. Si donc la société a un besoin impérieux de bois, elle ne peut s’en assurer l’approvisionnement qu’en se constituant elle-même propriétaire de forêts et en se rendant, par l’intermédiaire de l’état, des services que les particuliers, soumis à toutes les vicissitudes de la fortune, ne peuvent lui rendre. Nous ne prétendons pas que ceux-ci ne doivent pas être propriétaires de forêts, nous disons seulement qu’ils ne peuvent les exploiter d’une manière régulière ni adopter des révolutions[1] assez longues pour fournir à la société des bois de fortes dimensions.

Le particulier en effet recherche le placement le plus avantageux, c’est-à-dire le revenu le plus considérable eu égard au capital engagé. Or, dans une forêt régulièrement aménagée, le revenu, c’est la valeur de la coupe annuelle ; le capital, c’est la valeur du sol augmentée de celle des bois sur pied, laquelle s’accroît avec la durée de la révolution ; enfin le taux de placement est le rapport entre ces deux valeurs. Ce taux est d’autant plus élevé que le capital lui-même est plus faible, c’est-à-dire que la révolution est plus courte. Il est rare qu’un propriétaire trouve du bénéfice à la prolonger au-delà de vingt ans lors même que le revenu qu’il en retirerait serait plus considérable, parce que le capital engagé, augmentant lui-même plus rapidement encore, rend par cela même le placement moins avantageux. Une forêt exploitée à cent ans, dont on coupe par conséquent chaque année la centième portion, et dans laquelle se rencontrent également répartis tous les bois depuis un jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans, représente une valeur capitale beaucoup plus considérable qu’une forêt exploitée à vingt ans, laquelle ne comprend que des bois âgés de un à dix-neuf ans. Aussi, bien que le revenu de la première soit en valeur absolue supérieur à celui de la seconde, répond-il en réalité à un taux de placement moins élevé.

Ce que M. Laffitte appelait la supériorité de l’industrie individuelle n’est donc en définitive qu’un système d’exploitation qui consiste à empêcher le capital de s’accroître, et à couper les arbres

  1. On appelle révolution le nombre d’années au bout duquel les exploitations reviennent sur le même point ; ce nombre correspond à l’âge des arbres au moment où on les abat.