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l’immensité du Soudan ; l’invasion arabe du XIe siècle aurait, comme celle du VIIe, fini par s’absorber dans l’élément autochthone, à qui serait alors échu le rôle d’un grand peuplé dans le bassin de la Méditerranée. C’est quelque fée méchante qui sera venue au berceau de la race kabyle et aura dit : Vous serez éloquens et passionnés de parole jusqu’à vous disputer, vous serez libres et passionnés de démocratie jusqu’à vous agiter sans cesse, vous serez braves et passionnés de la guerre jusqu’à vous battre entre vous et à répandre ainsi le plus pur de votre sang, Est-ce vraiment en France que ce caractère doit surprendre ? Qu’on jette donc la pierre aux Kabyles, si en conscience on se sent tout à fait exempt de leur péché ; mais non, qu’on voie plutôt dans ce défaut même un trait nouveau de ressemblance entre leur race et la nôtre. La domination française au reste, tout en respectant la coutume djurdjurienne, a passé son niveau d’ordre sur toutes les susceptibilités impatientes d’où les divisions naissaient ; elles n’ont plus mêmes raisons d’être ni mêmes conséquences ; les qualités réelles des Kabyles en deviennent plus immédiatement applicables.

Ces qualités, quelles sont-elles ? Et faut-il revenir sur ce que nous avons révélé déjà[1] des analogies de tendances politiques et sociales qui rapprochent de la France la race kabyle bien autrement que la race arabe ? Non, car tout se résume en deux mots : l’Arabe est resté l’homme d’autrefois, l’indolent de la vie patriarcale, un être presque impersonnel dans sa tribu ; le Kabyle est le citoyen actif, l’homme du progrès de notre époque, ayant une personnalité propre dans sa société, capable de nous comprendre et de nous aider, et qui a besoin de nous pour son travail, comme nous avons besoin de lui pour notre œuvre.

Il nous souvient qu’un jour, pendant la campagne d’automne de 1856, trois parlementaires d’une fraction djurdjurienne des Guechtoulas battue de la veille arrivèrent au camp. En tête des trois marchait un Kabyle qui portait sur la poitrine la médaille de Crimée.

— De quel droit as-tu cette médaille ? lui fut-il demandé.

— Je l’ai gagnée en Crimée avec l’armée française.

— Quoi ! tu avais servi dans nos rangs, et tu viens de nous combattre ?

— Pourquoi pas ? Mon engagement volontaire aux tirailleurs indigènes étant fini, je suis rentré libre dans ma montagne encore libre.

— Mais n’avais-tu pas vu d’assez près la force de l’armée française pour savoir que toute résistance contre elle serait vaine ?

— Oui, et je l’avais prédit à ma tribu, mais le plus grand

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 avril 1865.