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aux débuts de leurs succès. Une pauvre embarcation aurait un jour déposé un groupe d’Ottomans sur la plage d’Alger, qu’occupaient alors quelques rares habitations creusées dans le roc. Les nouveau-venus se disaient fugitifs et demandaient à un rivage hospitalier un coin de terre, rien que l’espace que couvrirait une peau de bœuf. Leur demande était modeste, on l’accueillit. Et que firent-ils ? Ils choisirent un bœuf de belle taille et découpèrent sa peau en lanières si fines qu’ils purent englober un vaste espace où se dressa bientôt la ville, foyer de leur domination. — N’est-ce donc point la fable des compagnons de Didon traçant le contour de la citadelle carthaginoise ?

Taurino quantum possent circumdare tergo[1] ?

Assurément. Temps et lieu diffèrent, c’est vrai : il n’en semble pas moins curieux de trouver l’écho d’une vieille et classique légende dans la bouche d’un simple enfant du Djurdjura comme était celui qui nous l’a contée.

En dépit de ces obscurités fabuleuses, s’agit-il de nommer le chef kabyle le plus illustre dans le Djurdjura lors de la fondation de la régence, la tradition vient corroborer l’histoire en citant Ben-el-Kadi, vulgairement appelé Bougtouch par les indigènes ; une famille des Bougtouch existe encore chez les Fraoucen, au village de Djemâ-Saridj, et l’on pouvait voir, il y a dix ans à peine, sur la place du marché de Tizi-Ouzou un peuplier connu sous le nom du peuplier de Bougtouch. Ben-el-Kadi fut d’abord l’ami d’Aroudj ; mais il ne put rester indifférent au meurtre du cheik d’Alger, Salem-et-Teumi, son parent par alliance, ni aux progrès des prétentions despotiques du corsaire. Lorsque Aroudj échoue et meurt de la main d’un enseigne espagnol dans son expédition contre Tlemcen, Bougtouch s’en réjouit ; les succès du second Barberousse Khaïr-ed-Din, qui venge son frère, se place sous la protection de la Sublime-Porte et en reçoit, avec le titre de bey, un secours de plusieurs milliers de janissaires, engagent toutefois le chef kabyle à dissimuler jusqu’au jour où le sultan de Tunis, levant contre Alger des forces redoutables, cherche un allié sûr. — Cet allié, Bougtouch promet secrètement de l’être. Il permet donc à l’armée de Tunis de traverser la Grande-Kabylie pour marcher à la rencontre des troupes algériennes, et lui-même il l’accompagne de loin, sans d’abord se déclarer. Les Turcs, en passant l’Isser, ne croyaient pas encore à la défection de Bougtouch. « Nous courons à l’ennemi, lui dirent-ils, toi, forme l’arrière-garde ; » mais, à peine engagés

  1. Virgile, Enéide, liv. Ier.