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décidera si celui d’en haut a son fusil plus long que le mien, » et aussitôt il se hâte vers son village, rassemble son soff, fait appel dans la tribu à tous ses partisans, et fond dès le lendemain sur le soff opposé, que déjà son adversaire avait mis en armes. Bien des jours se passèrent en combats, avec des succès partagés, et le caïd turc de Tazerarth se frottait les mains d’aise, spectateur tranquille d’une guerre qui affaiblissait de dangereux voisins. Mais voilà que les marabouts parviennent enfin à calmer les esprits kabyles ; on s’était bien battu, et des deux parts l’honneur était sauf : — quel sera donc le vrai moyen de fêter la réconciliation ? Unanimement l’on demande que les partis profitent de leur réunion armée pour attaquer l’ennemi commun, le Turc, qui spéculait sur leurs discordes, et tous alors de se ruer sur Tazerarth, d’en massacrer la garnison, d’en raser les murailles, qui jamais plus ne furent relevées.

Cette simple anecdote, que nous tenons d’un marabout des Iraten, semble peindre à la fois et le caractère que nous connaissons aux Kabyles[1], et surtout les erremens de la politique turque à leur égard ; le caïd en effet, quand il jugeait entre nos deux Iraten, songeait-il à rendre la justice ? Aucunement ; il voulait donner raison au plus fort, espérant bien que l’orgueil offensé du plus faible amènerait la guerre entre leurs villages, et lorsqu’il les voit aux prises, il s’applaudit, car il en est venu à ses fins. Toute la politique turque en Algérie est là : dominer en divisant.

Demander à l’histoire et aux traditions locales[2] ce qu’ont obtenu les Turcs avec ce système dans la Grande-Kabylie, tel est ici notre but. La domination turque, qui, entre les temps romains et la conquête française, a le plus marqué en Algérie, mérite un intérêt sérieux à cause même des faibles ressources dont elle a paru disposer. Qu’il y ait eu une certaine grandeur, beaucoup d’habileté et plus d’audace encore dans ce gouvernement de la régence qui, avec quinze ou vingt mille hommes de milice, a, pendant trois siècles, régné sur Alger et tenu la chrétienté en humiliation et en échec, qui le niera ? Mais ce qu’on oublie trop, c’est que ce pouvoir n’était solidement établi que sur le littoral, et qu’à l’intérieur du pays il fut ou fort restreint ou fort précaire. Aujourd’hui cependant les moyens employés par les Turcs et l’usage qu’ils ont fait des forces indigènes reviennent à l’ordre du jour : afin d’en apprécier l’opportunité, il convient sans doute d’en bien connaître d’abord les résultats. Or dans le pays djurdjurien se révélera

  1. Voyez, sur les institutions, les mœurs et l’histoire des Kabyles, la Revue du 1er et du 15 avril et du 15 décembre 1865.
  2. L’époque turque est assez rapprochée de notre temps pour que des traditions, qui nous seront d’un vrai secours, aient pu se conserver et se transmettre dans la montagne.