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la consolation de savoir où ils vont et pourquoi ils se ruinent. Quant à nous, la même satisfaction ne nous est point encore accordée.

Nos privilèges en matière d’informations et de discussions politiques ne sont pas nombreux ni considérables assurément. Il existe cependant des esprits qui voudraient encore restreindre le peu que nous en possédons. C’est du moins ce qu’on a pu remarquer dans une récente séance du sénat. Il s’agissait du rapport d’une pétition très sérieuse qui demandait, comme amendement à la constitution, que le corps législatif fût investi du droit de recevoir les pétitions des citoyens. Un membre du sénat, un de nos plus éminens légistes, M. Delangle, a demandé que le sénat votât l’ordre du jour préalable sur la pétition, sans entendre le rapport rédigé par M. de La Guéronnière. Dans la pensée de M. Delangle, la constitution doit être placée au-dessus et à l’abri de toute polémique, et ce serait l’offenser, la violer presque, que d’en critiquer telle ou telle disposition sous prétexte d’y vouloir apporter un perfectionnement quelconque. Cette délibération du sénat demeurera comme un curieux document sur l’état de l’esprit public à notre époque dans une certaine partie de la société française. Il y avait là une question de procédure relative à l’application du règlement du sénat, et sur ce point des légistes considérables, MM. Rouland et Royer, M. le président Troplong lui-même, ont répondu à M. Delangle. Sur le fond des choses, une doctrine étrange a prévalu dans la majorité du sénat : la question préalable a été votée après la lecture du rapport, la majorité ayant paru penser, si l’on en juge par les opinions exprimées de plusieurs de ses organes, qu’il était inconstitutionnel de discuter la constitution. Quelques orateurs ont trouvé même blâmables les observations dont la constitution a été l’objet au corps législatif durant la discussion de l’adresse. Il n’y a guère que M. de Persigny qui ait défendu l’opinion contraire, et il l’a fait avec un libéralisme très politique. Nous prenons la liberté de préférer en pareille matière l’autorité de M. de Persigny à celle de ses collègues : il nous semble que l’orthodoxie constitutionnelle ne saurait avoir d’organe plus compétent. Ce qui nous a étrangement surpris, et le même étonnement a été ressenti par le public, c’est l’erreur commise à ce propos par plusieurs sénateurs. Qu’on exige qu’une constitution soit obéie et respectée, rien de plus naturel assurément ; mais vouloir qu’une constitution ne soit jamais discutée, c’est sortir des conditions mêmes de la nature. Une constitution qu’on prétendrait élever ainsi au-dessus de tout commentaire critique serait en quelque sorte privée de vie ; toutes les discussions politiques dans les pays libres portent en définitive sur des questions constitutionnelles ; il y a sans cesse à peser les termes de la constitution, à en pénétrer l’esprit, à en dégager les développemens naturels. En Angleterre, aux États-Unis, les assemblées discutent constamment la constitution, et on ne voit point comment il en pourrait être autrement, comment il serait possible de pratiquer une constitution en la dérobant à