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établir, au nom de la Prusse, la revendication d’agrandissement territorial et de suprématie politique en Allemagne qu’il soutient aujourd’hui avec une si audacieuse franchise. Ces moyens sont suffisamment connus, et ils ont justement encouru le blâme de tous ceux qui croient en Europe qu’il n’y a de bonne politique que la politique morale. Cette réserve posée, nous nous efforcerions volontiers de n’être point injustes envers M. de Bismark. Il faut reconnaître en lui les sentimens naturels d’un homme d’état prussien et avouer que les circonstances dont il a tiré parti lui ont offert des tentations bien séduisantes. Aujourd’hui M. de Bismark a révélé toute sa pensée. L’annexion des duchés de l’Elbe à la Prusse n’est plus pour lui qu’un objet secondaire : si cette annexion devient pour la Prusse une cause de guerre, M. de Bismark veut qu’au moins la guerre ait un enjeu plus grand que l’acquisition litigieuse d’un petit territoire ; il veut que la Prusse s’assimile en quelque sorte l’Allemagne en prenant la direction des forces militaires et de la politique extérieure de ce grand pays. Certes l’objet est grand, et l’on ne peut nier qu’il ne soit conforme aux ambitions naturelles de la Prusse. Il est deux choses incontestables, c’est que la Prusse, telle qu’elle a été constituée en 1815, est un état qui n’est point arrivé à sa formation définitive, et à qui l’on a imposé la nécessité d’achever lui-même cette formation ; c’est ensuite que les peuples allemands éprouvent une sorte d’humiliant malaise en voyant combien l’unité et l’importance de leur race sont imparfaitement et insuffisamment représentées dans leurs rapports de politique internationale avec les autres peuples du monde. Il manque quelque chose à la Prusse au point de vue de sa configuration territoriale et des ressources qui font ce qu’on est convenu d’appeler une grande puissance, et il manque quelque chose à l’Allemagne au point de vue de la représentation politique extérieure de son génie, de sa force et de sa grandeur. Associer ces deux besoins, ces deux insuffisances, ces deux aspirations, accroître et fortifier la Prusse en donnant plus de concentration à l’organisation intérieure et par conséquent à l’action extérieure de l’Allemagne, telle est la politique naturelle et patriotique de tout homme d’état prussien. Quant à nous, comme Français, nous ne nous reconnaissons point le droit de contester la fin où tendent la Prusse et l’Allemagne. Nous ne croyons pas à l’hostilité naturelle et mutuelle des peuples ; nous ne croyons point qu’une nation ait le droit de s’opposer par un étroit calcul d’égoïsme aux développemens naturels d’une autre nation. Pour ce qui concerne l’Allemagne, dans le passé la concentration de ses forces a toujours été redoutable à la France ; mais cela se comprend aisément : dans le passé, une concentration semblable ne s’accomplissait qu’au profit d’une politique despotique et égoïste de cour, de dynastie, de famille. Une Allemagne réunie aux mains d’un seul souverain eût été pour la France un voisinage écrasant. C’était la nécessité, ce fut le génie de notre ancienne politique de maintenir les divisions, d’ailleurs traditionnelles et naturelles, qui