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échos inspirés du sentiment public. Ses satires et ses épîtres renferment toute l’histoire des opinions, des doctrines, et la chronique de Rome. Chaque vers des Géorgiques, tout poétique qu’il soit, offre un fond si solide que l’on discute les opinions de Virgile comme celles des agronomes. Les poètes qui s’occupent de morale ont une telle valeur qu’ils tiennent autant de place dans l’histoire de la philosophie que dans celle de la poésie, et lorsque vous avez besoin d’une définition épicurienne ou stoïque, vous la trouvez souvent plus exacte et plus brillante dans Lucrèce ou dans Perse que dans les prosateurs. Les plus légers poètes, les Tibulle et les Properce, des oisifs, des voluptueux, ont dans leur genre la même solidité ; en les lisant, vous vous sentez entouré de tous les détails de la vie romaine. Ce qui prouve que tous ces poètes sont pleins de substance, c’est que chacun de leurs vers a besoin de notes historiques pour expliquer les perpétuelles allusions aux usages. Des professeurs de droit, des magistrats peuvent se servir des poètes pour éclaircir les difficultés du droit romain ; des médecins, en rapprochant des textes poétiques, ont pu se faire une idée assez nette de la médecine antique. Un cordonnier trouverait dans ces vers des renseignemens précis sur les chaussures, tant il est vrai que cette poésie si haute, si vive, si légère, a toujours un corps, et son immortelle durée tient précisément à sa consistance. Nos poètes a nous pourront toujours se passer de notes semblables, puisque leurs vers, éclos entre ciel et terre, ne portent l’empreinte d’aucun temps, d’aucun lieu, et que leur imagination n’a jamais habité que l’empyrée, dont il n’y a ni histoire, ni topographie.

On se trompe quand on croit que la poésie n’a eu ce caractère actif et pratique que dans l’antiquité, et que depuis elle n’a plus été tenue de se mêler à la vie. Si au XVIIe siècle elle n’est plus aussi étroitement liée aux institutions et aux mœurs, si des imitations de toute sorte en dénaturent parfois la sincérité native, elle parle toujours aux lecteurs de ce qui les intéresse, elle leur offre des idées générales qui sont de tous les temps, elle s’inspire des passions ou des opinions du jour, et si elle n’est pas civique, elle sera du moins mondaine. Sans parler des grands poètes de l’époque, qui ne font qu’observer et peindre l’homme et la société, les plus légers, les plus évaporés, ont toujours un sujet, font allusion à des événemens et à des faits réels, saisissent une occasion pour rimer et jouent enfin un rôle dans le monde. Tel sonnet a été composé pour servir comme de drapeau à une coterie littéraire, tel madrigal a du moins le mérite d’être né dans une circonstance déterminée, il a une date, on connaît son adresse, il a son histoire ; telle chanson est faite pour le divertissement public, telle épigramme est une vengeance ou un acte de justice, fait rire les uns, crier les