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nous, que attendez, avec le gros de sa troupe, avait bivouaqué la dernière nuit à l’hacienda de San-Juan, trois lieues plus loin, couvrant ainsi de sa personne ses guérillas occupés à entraîner à San-Carlos les deux pièces de bronze. On demanda un guide à l’alcade, qui paraissait peu disposé à nous servir. Sur sa réponse qu’il était impossible de s’en procurer un seul, on l’engagea poliment à enfourcher sa mule, et, pour éviter de le compromettre, on l’entoura d’un rideau de cavaliers. Pendant qu’un des deux escadrons courait sur la route de Padilla, l’autre fit un écart de trois lieues sur la gauche et se dirigea sans bruit à travers bois sur l’hacienda de San-Juan. On était à mi-chemin : pour obtenir des renseignemens précis sur le nombre et la position de l’ennemi, un des nôtres, le jeune Dumont, toujours prêt à se dévouer, se proposa pour pousser seul en avant. Vêtu d’un costume de cuir, il se déguisa en vaquero, et, monté sur un cheval sauvage, il partit au galop, certain d’avance, s’il était fait prisonnier, de périr martyrisé, car Mendez est implacable[1]. Une demi-heure, longue aux camarades qui attendaient son retour, s’était écoulée quand il apparut enfin sur sa monture blanchissante d’écume. L’alcade avait menti par peur, car Mendez n’avait pas encore paru à San-Juan. Les peones étaient au travail ; mais sur l’autre rive de la Corona circulaient quelques avanzadas. La vue de nos vestes rouges encore inconnues dans ces parages causa grand émoi dans l’habitation, car les Indiens sont tellement habitués à voir des bandes de toute couleur, que le nom de Français n’avait pour eux que la signification commune, c’est-à-dire la menace de corvées et de réquisitions qu’entraînent toujours les partis à leur suite. Aussi, à peine notre arrivée eut-elle été signalée du haut du mirador de l’hacienda que tous les peones s’enfuirent avec le majordome à travers les hautes cannes à sucre dont San-Juan est entouré. Cette hacienda, dont La Serna est propriétaire, offre de splendides cultures ; mais le sol, d’une rare fertilité, y est malsain pour les nombreuses familles attachées à l’exploitation malgré le comfortable ; aménagement de leurs cases : les fièvres y naissent des mille irrigations qui baignent les plantations et du voisinage de la Corona, marécageuse dans cette partie basse. La maison principale, qui domine les écuries et les bâtimens pourvus des nombreux outillages nécessaires à une agriculture déjà avancée, a vraiment l’air seigneurial. Au bord du fleuve, la construction d’un beau moulin à sucre, sur le modèle des moulins de La Havane, ces types du genre, est restée inachevée. C’est

  1. Dans une récente entreprise de ce genre, le sous-lieutenant Dumont est tombé aux mains de l’ennemi et a disparu.