Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un coup de main du comte Vimioso fit partir les gouverneurs et mit la ville au pouvoir des partisans de dom Antonio. D’autres villes suivirent. Le feu semblait gagner et rayonner partout. Un instant le fils de Violante Gomez put se croire à peu près roi. Il s’en prodiguait à lui-même les témoignages par son impatiente activité, par son ardeur à mettre la main sur tout ce qui flattait son illusion ; mais c’était sa faiblesse de vivre dans l’illusion, de ne pas voir que dans ces triomphes, œuvre de la mobilité populaire, la confiance manquait, que l’impuissance et l’inquiétude étaient partout, qu’on ne croyait ni aux ovations ni à ce pouvoir improvisé qui n’avait ni armes ni soldats. Le prieur de Crato s’était endormi prétendant et s’était réveillé roi ; il se berçait un moment, comme dans un songe, de ce fantôme de royauté, et le songe se dissipait devant la brutale et sinistre apparition des bataillons espagnols.

La réalité, en effet, c’était l’Espagne s’ébranlant pour la conquête, c’était Philippe II, qui n’était pas homme à acheter un royaume pour l’abandonner ensuite, à s’arrêter devant cette pâle image d’une royauté faite par l’effervescence populaire. La mort du roi Henri ne l’avait point pris au dépourvu. Il laissait les gouverneurs se débattre dans leur trahison embarrassée et dom Antonio se démener dans son rôle d’agitateur ; mais il se tenait prêt : il avait accumulé heure par heure les préparatifs, il avait appelé d’Italie ses plus vieux soldats, espagnols, allemands, italiens, avec leurs chefs expérimentés, Fernando de Toledo, Prospero Colonna, Lodron, Sancho de Avila, et le jour où Moura le prévenait de la mort du cardinal il n’avait plus qu’à pousser son armée vers la frontière. Il fallait un homme pour conduire l’entreprise, et il n’y en avait qu’un, le duc d’Albe, le terrible pacificateur des Pays-Bas. Sa renommée militaire, une des premières de l’Europe, le lugubre retentissement de ses exploits de Hollande, faisaient de lui un épouvantail selon le mot dont on se servait. Nul ne pouvait assurément lui disputer la gloire d’être un des premiers exécuteurs de peuples. Il fut choisi pour cela.

Ce n’est pas que Philippe II l’aimât ; il ne lui pardonnait pas ses hardiesses, ses saillies d’indépendance et d’orgueil, et il l’avait tenu presque toujours, depuis son retour des Pays-Bas, dans une sorte de disgrâce à Uceda, où le duc vivait exilé, vieillissant et grondeur, trouvant que ses services étaient mal payés, se plaignant tout haut de l’ingratitude des rois, qui ont l’habitude d’exprimer le suc des fruits et de les rejeter ensuite. Il fallut l’opinion de Moura pour décider Philippe II, qui hésitait, et fixer son choix sur « l’homme d’Uceda, » comme on l’appelait dans l’intimité. Ce n’est pas que d’un autre côté « l’homme d’Uceda » fût très partisan de la conquête du Portugal ; il lui était arrivé de dire un jour au marquis de