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de l’abbé Barruel sur le jacobinisme. Après Voltaire, après Rousseau, qui ont préparé la grande conspiration, ce sont les illuminés d’Allemagne qui ont mis le feu aux poudres ! Ce sont les illuminés qui ont fait la révolution française ! C’est Weisthaupt, c’est Knigge, c’est Bode, qui ont organisé le jacobinisme et institué la terreur ! Et pourtant, en ce qui concerne les illuminés, l’auteur des Mémoires sur le Jacobinisme avait puisé aux sources ; il connaissait les écrits de Weisshaupt, il avait lu les souvenirs du baron Knigge, il avait consulté la correspondance de Bode. Vaines recherches ! tout cela s’était confondu dans son imagination effarouchée, et le savoir sans lumière avait produit le chaos.

Pour mettre un terme à ces épouvantes, il fallut que le grave et timide Mounier, l’homme du jeu de paume si vite désarçonné dès les journées d’octobre, réfutât tous ces sophismes dans un livre ex professo et prouvât que la révolution française n’était pas l’œuvre des illuminés d’Allemagne. Singulière thèse vraiment ! Eh bien ! cette démonstration était nécessaire pour un grand nombre d’esprits. Et quoique Mounier l’ait faite avec une autorité pé-remptoire, on aurait pu répéter dans les premières années de la restauration ce qu’il écrivait à Weimar en 4801 : « À ce mot d’illuminé, les personnes crédules sont saisies d’effroi ; il rappelle aussitôt à leur imagination une puissance secrète qui frappe dans les ténèbres, pour qui les massacres, les pillages et la désolation ne sont que des jeux, et dont il est impossible de se garantir. En effet, quel terrible pouvoir que celui d’une société qui, du fond de l’Allemagne, a fait tomber une grande monarchie et ébranlé toute l’Europe[1] ! »

Quand on interroge l’histoire des illuminés à la lumière de la critique, on s’aperçoit bientôt que cette idée de renouveler le monde au moyen d’une société secrète est une idée tout allemande qui ne pouvait réussir parmi nous. Quels sont les hommes qui se sont laissé prendre à ces amorces ? Des philanthropes comme Pestalozzi, des âmes généreuses comme llerder, des curieux de toute espèce comme le grand Goethe[2] et l’évêque catholique Dalberg, des princes débonnaires comme le landgrave Charles de Hesse, d’autres princes à la fois rêveurs et rusés, enfin, du haut en bas de la société, cette multitude d’esprits mécontens, inquiets, avides, qui se consolaient des misères du

  1. De l’Influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur la révolution de France, par J.-J, Mounier. In-8°, Tubingue, 1801, page 183.
  2. Un homme qui connaît parfaitement la tradition du XVIIIe siècle, M. Perthès, dans un livre très curieux sur la vie publique en Allemagne avant la révolution (Das deutsche Staatsleben vor der Révolution), a prouvé sur pièces authentiques, sans laisser prise au moindre doute, que Herder et Goethe avaient fait partis de la société des illuminés.