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de tout. Ici, qui le croirait ? Mirabeau lui impute le coup d’état par lequel Gustave III a détruit l’oligarchie féodale et donné à la royauté un pouvoir absolu. « Quand on réfléchit, s’écrie-t-il en 1788, que c’est par une association secrète que la Suède a su renverser sa constitution (car c’est sous le voile de cette association que s’est tramé le projet qui a mis le pouvoir absolu entre les mains du roi, et, quoi qu’en dise la flatterie, quoi qu’on raconte même des désordres du gouvernement précédent, depuis quinze ans que cette révolution a eu lieu, le royaume en est-il devenu plus florissant ?), on frémit à l’idée des associations secrètes. » Un an plus tard, en 1789, le marquis de Luchet, un des amis et le premier biographe de Voltaire, publie à Paris tout un livre sur la secte des illuminés, où il jette ce cri d’épouvante : « Peuples séduits, ou qui pouvez l’être, apprenez qu’il existe une conjuration en faveur du despotisme contre la liberté, de l’incapacité contre le talent, du vice contre la vertu, de l’ignorance contre la lumière ! Il s’est formé au sein des plus épaisses ténèbres une société d’êtres nouveaux qui se connaissent sans s’être vus, qui s’entendent sans s’être expliqués, qui se servent sans amitié. Cette société a le but de gouverner le monde, de s’approprier l’autorité des souverains, d’usurper leur place en ne leur laissant que le stérile honneur de porter la couronne. Elle adopte du régime jésuitique l’obéissance aveugle et les principes régicides du XVIIe siècle ; de la franc-maçonnerie, les épreuves et les cérémonies extérieures ; des templiers, les évocations souterraines et l’incroyable audace. Elle emploie les découvertes de la physique pour en imposer à la multitude peu instruite, les fables à la mode pour éveiller la curiosité et inspirer la vocation, les opinions de l’antiquité pour familiariser les hommes avec le commerce des esprits intermédiaires. Toute espèce d’erreur qui afflige la terre, tout essai, toute invention, servent aux vues des illuminés[1]… » Ces accusations si vagues se précisent de plus en plus. Un officier polonais de l’armée suédoise qui s’était trouvé au bal masqué où Gustave III tomba sous le pistolet d’Ankarström publie à Paris, en 1797, une histoire de l’assassinat du roi son maître, et ne manque pas d’attribuer le crime des nobles aux illuminés, ces assassins des rois, ces destructeurs d’empires[2]. L’officier polonais, en s’exprimant de la sorte, invoquait tacitement une opinion fort répandue alors parmi les gens de son parti, et qui trouva le plus étrange des interprètes l’année suivante. Si l’on veut savoir quelles hallucinations hantaient certaines cervelles incapables de rien comprendre au renouvellement du monde, il faut lire les cinq volumes

  1. Essai sur la Secte des Illuminés, Paris 1789, in-8o ; ch. v, page 46.
  2. Histoire de l’assassinat de Gustave III, roi de Suède, par un officier polonais témoin oculaire. In-8° ; Paris, 1797.