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monarque. Ceux qui l’entourent, connaissant l’excès de sa bonté, en abusent, et il n’est entouré que de créatures placées par les frères Pâris, qui seuls font tout le malheur de la France[1]. Ce sont eux qui ont tout corrompu et traversé les dispositions du meilleur citoyen qui soit en France, le maréchal de Belle-Isle. De là la désunion et la jalousie parmi les ministres, qui semblent tous servir un monarque différent. Tout est corrompu par les frères Pâris : périsse la France, pourvu qu’ils parviennent à leur objet d’acquérir huit cent millions de bien ! Malheureusement le roi n’a pas autant de sagacité que de bonté pour apercevoir la malice des gens dont ils l’environnent, et qui, connaissant son peu de fermeté, ne sont occupés qu’à flatter son faible, et par là même sont écoutés de préférence. Le même défaut de fermeté se trouve dans la maîtresse. Elle connaît le mal et n’a pas le courage d’y remédier. » — C’est donc lui, M. de Saint-Germain, qui veut entreprendre de le guérir radicalement ; il se fait fort de mettre à bas par ses opérations en Hollande deux hommes si nuisibles à l’état et qu’on a regardés jusqu’ici comme indispensablement nécessaires. A l’entendre parler avec tant de liberté, on doit le considérer comme un homme sûr de son fait, ou bien comme le plus grand étourdi qu’il y ait au monde. Je pourrais entretenir votre excellence bien plus longtemps sur cet homme singulier et sur ses connaissances physiques, si je ne craignais de la fatiguer par des récits qui doivent paraître plus romanesques que réels, et sur lesquels cependant je suspens encore mon jugement. M. d’Affry a pour lui les plus grandes attentions et semble le considérer comme un prodige. Ce M. de Saint-Germain a voyagé par tout le monde et parle la plupart des langues connues. Il a été plusieurs fois à Dresde, et il m’a dit qu’il était bien connu du feu roi. Il excelle encore dans la musique, joue en perfection du violon et du clavecin, et chante à ravir. Il est couru ici comme une merveille, et il est en effet d’une société très agréable[2]. »


Ainsi à La Haye comme à Paris, dans toutes les cours, chez les diplomates de toute contrée, le comte de Saint-Germain fascinait les esprits par les agrémens de sa conversation, la singularité de son savoir, l’éclat de ses pierreries, et j’e ne sais quoi de mystérieux attaché à sa personne. Il avait trop de tact assurément pour essayer de faire croire à tout le monde qu’il avait « fixé son âme dans son corps » depuis les commencemens de l’ère chrétienne ; son art était de choisir ses dupes et de donner à chacune d’elles ce qu’elle pouvait supporter. Peut-être même n’était-il pas l’auteur de ces fourberies grossières ; il suffisait que son air de jeunesse, ses cheveux noirs, bien plantés, sa jambe faite au tour, toute sa personne si habilement conservée grâce à la sobriété de son régime dans une époque de plaisirs fiévreux et de précoce épuisement, il

  1. Les frères Pâris-Duverney, les grands financiers, les souverains de la banque au temps de Louis XV.
  2. Voyez le recueil publié par M. Charles de Weber, directeur des archives saxonnes : Aus vier Jahrhunderten, Ier volume, pages 306-323.