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m’a donc montré avant tout les réservoirs des eaux de Philadelphie. Ils sont construits au bord de la Schuylkill, dans un lieu appelé Fairmount, au sommet d’un petit coteau où les eaux de la rivière sont portées par d’énormes pompes adaptées à des roues colossales qui sont mues par le courant. C’est un site aimable et riant, où les Philadelphiens aiment à venir patiner en hiver et prendre en été l’ombre et la fraîcheur des charmilles qu’on y a plantées. La Schuylkill, arrêtée là par un barrage où elle fait cascade, descend avec ses eaux abondantes et limpides d’un beau vallon plein d’arbres de haute venue, de jardins et de maisons de plaisance.

M. R….. s’empare ensuite de moi. C’est un jeune homme de vingt-six ans, grave, studieux, instruit, possesseur d’une belle fortune, mais qui depuis un an s’emploie volontairement à la rude et ingrate besogne du recrutement municipal. Il a fait la guerre pendant deux ans comme officier d’état-major, et il me contait qu’il n’avait jamais tant appris que dans ses campagnes, lorsqu’il passait ses heures d’oisiveté à lire sous la tente des livres qu’on lui envoyait chaque semaine et qu’il semait ensuite sur tous les chemins de la Virginie. — Nous entrâmes d’abord aux cours de justice. J’y vis un vieil avocat de façons paysannes, — un des premiers de Philadelphie, me dit mon guide, — qui en apprenant que j’étais étranger et que j’arrivais de l’armée du Potomac, me dit avec la naïveté inimitable de l’orgueil national américain : « Quelle armée que la nôtre ! Vous n’en avez pas de pareille, il n’y en a pas de pareille au monde. N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-il avec emphase, n’est-ce pas que nous sommes un grand peuple ? » Ma réponse apparemment dut lui paraître assez froide, car rien ne rabat plus sûrement mon enthousiasme que cette manière naïve de quêter la louange. Comment pourtant se fâcher d’une aussi franche et aussi sincère admiration de soi-même ? Le patriotisme est par tout pays le proche parent du chauvinisme.

Je ne vous parle que pour mémoire de la bibliothèque Franklin, dirigée encore, suivant la règle des statuts, par un membre de la famille de son illustre fondateur. J’y vois pourtant un plan et une vue d’ensemble de la Philadelphie de William Penn, avec ses maisons clair-semées à pignons pointus et ses quelques barques mouillées dans la rivière. Nous gagnons de là le collège Girard, immense édifice de marbre à frontons doriques, où s’abrite l’école d’enfans orphelins fondée par le riche Français Etienne Girard, nom resté fameux par toute l’Amérique comme l’est chez nous celui de tel grand financier cent fois millionnaire. Vous savez que le fondateur, esprit fort à la façon du XVIIIe siècle, a formellement interdit par son testament l’accès du collège aux ministres d’aucune religion positive. N’en concluez pas toutefois que les trois cents