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fois mieux la guerre et mieux la paix. Il a ainsi un pied dans les deux partis : d’abord chez les républicains, dont il n’est qu’à demi l’adversaire, et parmi lesquels il compte ses meilleurs amis, ensuite chez les rebelles, à qui l’unissent d’anciennes relations de famille et de société et l’alliance passagère de la dernière élection. Les unionistes de la ville ne l’en comptent pas moins comme un des leurs, car ici la question ne s’agite pas, comme dans le nord, entre des partis politiques qui se proposent du feignent de se proposer un même but par des moyens divers ; elle s’agite ouvertement entre les patriotes et les ennemis déclarés de la nationalité américaine, qui ne déguisent même pas leur trahison. Il y a dans le peuple, dans la classe laborieuse et commerçante, un esprit d’unionisme qui pèse souverainement sur la balance électorale ; mais les classes riches et brillantes ont pour mot d’ordre et en quelque sorte pour bon ton la haine aveugle et implacable des républicains et la conspiration permanente contre le gouvernement de leur pays.

M. Eaton m’a invité hier à dîner dans sa jolie maison de Mount-Vernon-square et dans son ménage de garçon, toujours si hospitalier pour les nouveau-venus. Nous étions six à table. Il y avait là un frère de M. Eaton, homme extrêmement franc, cordial et carré par la base, qui me déclara tout d’abord s’accorder aussi bien avec moi sur la politique française que je m’accorde avec lui sur la politique américaine. Il y avait aussi M. Kennedy, l’Everett ou le Motley de Baltimore, homme politique devenu homme de lettres dans la retraite, et dont j’avais mauvaise grâce à ignorer la grande réputation. Ancien ministre de la marine, ancien membre influent du congrès, mêlé à tous les événemens du temps passé, contemporain de Calhoun, de Webster et de Jackson, il est en même temps l’auteur d’une série de romans que les Américains mettent au premier rang de leur littérature. C’est déjà un vieillard de santé un peu chancelante, quoique d’extérieur encore robuste, avec sa barbe blanche, ses façons courtoises, sa figure ouverte, intelligente et bonne. Jamais homme ne m’a été à première vue plus sympathique. — Il nous a raconté des anecdotes vives, originales, — tant sur le président Jackson, cette grotesque et grossière figure, à qui les événemens ont fait une si grande place dans l’histoire, que sur les mœurs encore sauvages de la chevalerie du sud. Le free fight du Kentucky, ce jeu qui consiste à s’entre-tuer de bonne amitié après boire, dans une chambre close et obscure, — les duels publics où les deux combattans se donnent rendez-vous dans une auberge, et là, devant la foule assemblée comme à un spectacle, s’escoffient à coups de pistolet ou de poignard jusqu’à ce qu’il en reste un sur le carreau, — l’indifférence superbe de ces populations à demi barbares à la vie humaine, le