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trépignemens et les cris de joie d’une foule immense. Cette victoire toute pacifique vaut bien la prise de Savannah ou celle même de Richmond. Les succès des armées fédérales n’abattent que la puissance matérielle de la rébellion : l’amendement à la constitution en détruit la cause même et rend à jamais impossible une rébellion nouvelle. La rébellion n’est après tout, comme l’a dit M. Sumner, que l’esclavage en armes, et l’union ne deviendra sûre que le jour où l’esclavage sera bien déraciné. Il n’y a de salut pour le pays que dans la mesure à la fois sage et radicale dont le congrès donne en ce moment l’exemple, et dont la nouvelle soulève d’un bout de l’Amérique à l’autre un bruit d’universelle acclamation.

Pour que l’amendement devienne la loi du pays, il reste encore à le faire sanctionner par les trois quarts des législatures d’états. C’est une affaire de temps, et l’adoption définitive de l’amendement est aussi certaine que la victoire des états du nord. Depuis cinq ans, le courant des opinions et des choses a poussé constamment de ce côté. Les abolitionistes, dédaignés autrefois comme une minorité factieuse, ont pénétré d’abord dans le sénat ; ils ont envahi la chambre des représentans, rallié les républicains, converti les deux tiers du congrès à leur politique. Ils se sont élevés insensiblement sur le flot de l’opinion publique, si bien qu’à présent ils sont devenus la majorité du pays, et qu’ils poussent à leur gré le vaisseau du gouvernement. Les démocrates mêmes commencent à les suivre. S’il surgit plus tard un nouveau parti conservateur et héritier du nom de démocrate, ce ne sera plus qu’un fils illégitime de celui dont vous voyez aujourd’hui la dissolution et la déroute. Cette démocratie régénérée pourra peut-être un jour relever le drapeau libéral contre un radicalisme trop exigeant et trop unitaire ; mais ce ne sera qu’après avoir abdiqué l’esclavage, souscrit sincèrement aux conquêtes de l’abolitionisme et reconnu solennellement le droit qu’a le gouvernement national de maintenir l’unité du territoire en répondant par la guerre à l’insurrection[1].

  1. On sait qu’aujourd’hui même, et depuis deux mois, le vote des législatures de la Caroline du Sud, de la Caroline du Nord et de la Géorgie a donné force de loi à l’amendement constitutionnel en complétant le nombre des vingt-sept états qui devaient y adhérer, et que l’esclavage, aboli déjà de fait dans la plupart des états du sud, a cessé d’y exister légalement. Chose étrange, le vote de l’amendement a rencontré plus de résistance dans certains états du nord et dans certains border-states, où cependant la cause de l’Union comptait de nombreux défenseurs, que dans les états du sud, courbés par leur défaite et pressés de remplir les conditions mises par le président Johnson au retrait des gouverneurs provisoires. Les états de New-Jersey, de Delaware, du Kentucky même (qui cependant avait failli l’année précédente abolir l’esclavage par mesure locale et dans l’intérieur de l’état, pour sortir de l’anarchie d’une demi-émancipation, aussi funeste aux propriétaires blancs qu’aux travailleurs nègres), se sont obstinés jusqu’au bout à en refuser l’adoption. Ce qui est maintenant acquis, c’est qu’avant même d’avoir été décidément ratifiée par le vote des états du sud, l’abolition de l’esclavage était un fait accompli. Les anciens partis se sont réorganisés sur des plateformes nouvelles. Il s’agit seulement de savoir si le dernier mot restera aux démocrates, qui veulent la réadmission pure et simple, sans condition, des députés du sud dans le congrès, et l’abandon des noirs affranchis au bon plaisir de leurs anciens maîtres, — aux radicaux, qui veulent obtenir pour les noirs l’égalité absolue dont le droit de suffrage est le symbole, traiter jusque-là les états du sud en territoires et en pays conquis, et payer même la dette contractée pendant la guerre avec le produit d’une confiscation générale de tous les biens des rebelles, — ou enfin aux républicains modérés, qui, avec le président Johnson à leur tête, se contentent d’exiger du sud les garanties indispensables pour la liberté des noirs, en laissant à l’avenir le soin de développer pacifiquement les principes dont la violente application serait dangereuse. Le retour au passé n’est plus possible, et quelle que soit, des modérés ou des radicaux, l’opinion qui l’emporte cette année, chaque jour sera marqué par un progrès nouveau dans le sens de l’égalité.