Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/822

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

allume une lanterne, et je gravis dans l’obscurité, comme un mineur, l’étroit escalier en spirale qui conduit au sommet de la tour. D’en haut, les maisons avoisinantes s’abaissent, s’effacent presque ; les passans paraissent comme des points noirs. C’est vraiment une vue à vol d’oiseau, au-dessus de la région des hirondelles. Suspendu sur le chapiteau renflé de la colonne, avec le vide sous ses pieds, on éprouve involontairement la crainte qu’un coup de vent ne renverse cette haute tige isolée, dont l’équilibre paraît si précaire. Le panorama d’ailleurs est admirable. Les maisons rouges de la ville s’étendent au loin vers le sud ; elles s’étagent en amphithéâtre le long des molles collines qui bordent la Chesapeake et qui se creusent çà et là d’un vallon rapide où maisons et rues semblent s’effondrer. Cent clochers, flèches, tours, beffrois, avec leurs masses agrandies par le brouillard du soir, dressent leurs aiguilles brunes ou grises sur cette mer ondulée. A gauche, le port avec sa forêt de mâts hérissés, le golfe et sa blanche étendue qu’embrassent de lointains promontoires, en face la rivière Patapsco, où se meuvent de minces lignes noires déroulant après elles de légères colonnes de fumée ; — à droite enfin, les collines et les campagnes enveloppées de neige, bordées seulement de silhouettes noires, mais gardant encore sous ce froid vêtement un air de grâce et de gaîté, — voilà la moitié du panorama de Baltimore. Au nord, les maisons s’éclaircissent, les rues s’interrompent ou se continuent en longues lignes droites à travers les faubourgs inachevés. Un petit cours d’eau serpente au fond d’une vallée arrondie ; des usines, des cheminées fumantes, les longs toits couleur de brique des magasins et des manufactures, parlent d’une industrie jadis active, mais étouffée à présent par la concurrence de ces Yankees entreprenans qu’on tient à Baltimore en si grand mépris, sans doute parce qu’ils sont des rivaux si dangereux. Divers bruits confus s’élèvent et planent sur la ville : j’y distingue le grondement d’airain et la cloche perçante des locomotives ; on les voit courir au fond de la vallée, semblables à de gros insectes luisans et bardés de fer. Il y a un plaisir singulier à voir ainsi s’agiter en miniature, comme une fourmilière, ce monde où vivent deux cent mille âmes.

Descendons maintenant de notre perchoir aérien, et promenons-nous un peu à travers la ville. Voici d’abord le quartier aristocratique avec ses belles résidences à l’anglaise, ses squares et ses rues bâties tout entières sur le plan uniforme des maisons américaines de vingt-cinq pieds sur cent. Il y règne un grand silence et comme un grand sommeil. Des femmes bien mises sont assises aux fenêtres du rez-de-chaussée, et regardent défiler à travers leurs vitres les rares passans de la rue. Ceux-ci sont tous élégamment vêtus, de