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dans ses pensées, soumis, dévoués, souples, discrets et dénués de tout scrupule. Christovão de Moura y ajoutait de l’esprit, de la netteté, une inépuisable fertilité d’initiative et une finesse singulière d’observation. Ses lettres, tirées de l’ombre des archives, sont un modèle d’immoralité habile, de diplomatie audacieuse et d’aisance dans l’intrigue. C’est lui qui peignait d’un trait si pénétrant et si dégagé les irrésolutions du vieux cardinal. Christovão de Moura réunissait des conditions merveilleuses : il était Portugais d’origine, lié aux plus grandes familles du pays, Castillan d’éducation et d’intérêt. Il avait été page de la belle princesse Jeanne, fille de Charles-Quint et mère de dom Sébastien, puis gentilhomme du prince don Carlos, fils de Philippe II. Il s’était toujours montré d’une prudence précoce, dévoué, fidèle et avisé, diplomate et courtisan plus que soldat. Il fallait qu’il eût de grandes qualités ou qu’il fût bien habile pour rester en faveur, auprès de Philippe malgré sa familiarité avec le prince don Carlos et pour que le soupçonneux dominateur, qui tuait si aisément ses favoris d’un regard, dit encore de lui à la fin de son règne qu’on ne « pouvait trouver un homme plus digne d’être initié aux grandes affaires, aussi respectueux pour Dieu et pour son roi, moins sujet à la lèpre de l’ambition et de la cupidité. » Christovão de Moura était depuis quelques jours à peine en Portugal, que sans affectation et sans se démasquer il avait déjà pénétré tous les secrets. Il avait des intelligences partout, même dans les conseils ; il savait tout, et un satirique populaire le peignait dans une attitude très diplomatique, — l’oreille toujours tendue pour recueillir les moindres rumeurs de la ville, la plume à la main pour tout raconter à son maître.

C’était Philippe II qui donnait les ordres ; c’était Moura qui les suggérait en ayant l’air de n’être qu’un instrument docile. C’est par lui que le roi solitaire de l’Escurial était tenu au courant jour par jour, heure par heure, de la marche de l’intrigue ; c’est par lui que, ralentie ou pressée, cette prise de possession latente du Portugal s’accomplissait sans que dom Henri le vît ou pût l’empêcher. Le vieux cardinal était bien gardé : quelquefois on l’entourait d’égards, de démonstrations, et on avait l’air de ne point douter de sa sagesse ; quelquefois, si on soupçonnait quelque velléité dangereuse d’indépendance, on marchait droit sur lui, on le terrifiait : on lui laissait entendre qu’il ne régnait que par tolérance, que le droit de Philippe était supérieur au sien. Le vieux dom Henri ne voulait que gagner du temps ; la politique espagnole gagnait aussi du temps, en se réservant toujours le dernier mot que Moura résumait énergiquement dès son arrivée à Lisbonne : « tenir prêtes ses forces…, et le jour où le roi fermera les yeux, par mer et par terre marcher sur cette ville. » Jusque-là il s’agissait moins de l’emporter de