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correction, bon sens, parfois un souffle généreux que soutient l’honnêteté de la pensée, voilà les mérites de M. Ponsard, mérites très estimables à coup sûr en ce temps de productions hâtives et de caricatures réalistes ; est-ce la langue que réclame la reproduction dramatique de notre moderne histoire ? est-ce le poétique idiome renouvelé si heureusement, il y a une quarantaine d’années, dans l’ordre des sentimens lyriques, et que nous attendons encore au théâtre ? Non certes. Il y a eu là une déviation fâcheuse dans la marche de l’art contemporain. Tandis que des ciseleurs sans idées, affectant de mépriser ce qui leur manque, s’éloignent chaque jour de la grande tradition française, M. Ponsard de son côté espère trop aisément que l’honnêteté morale de sa pensée suppléera chez lui à l’élégance soutenue de la forme. Il y a trop de disparates dans ses vers. Après de fermes élans, où se reconnaît l’imitation de Corneille, l’accent baisse tout à coup, et la prose apparaît. Il semble que l’auteur ait sous les yeux un programmé tracé d’avance, et qu’il le transpose d’un ton avec rime et césure. Une inspiration librement, spontanément poétique produirait de tout autres résultats, Alors, soit que l’auteur s’élève avec le sujet, soit qu’il redescende aux choses simples, sa langue se conforme aux mouvemens de sa pensée ; les mots se transfigurent sur ses lèvres, les images abondent en son discours, il passe du sublime au familier sans cesser d’être poète.

C’est un regret que nous formulons ici, un regret sympathique, et non pas une leçon. Conviendrait-il de rappeler à M. Ponsard des principes qu’il connaît aussi bien que personne ? Un écrivain qui a le respect de son art n’en ignore pas les exigences, et s’il n’atteint pas son idéal, ce n’est pas faute d’avoir visé haut. En signalant les disparates de langage, les fautes de conception et d’harmonie que présente cette œuvre ingénieuse, la critique doit féliciter l’auteur du grand effort qu’il a tenté. Ce n’est pas une tâche médiocre que de creuser le premier sillon en ces domaines rebelles ; il y a là un bon exemple et un encouragement. Voilà pourquoi nous saluons en M. Ponsard les continuateurs que son succès même nous permet d’espérer. Si le théâtre n’est pas condamné pour jamais aux vulgarités qui corrompent la démocratie de nos jours, si la société issue de 89, retrouvant sa conscience, suscite parmi nous un Shakspeare, s’il nous arrive du moins un poète assez bien inspiré pour consacrer sur la scène l’héroïque et terrible crise d’où est sorti le monde nouveau, l’auteur de Charlotte Corday et du Lion amoureux aura sa part dans ce progrès ; il est assuré de garder une place à l’ombre du rameau qu’une main plus heureuse aura cueilli.


SAINT-RENE TAILLANDIER.