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le comité du salut public a défendu de capituler avec l’ennemi, les émigrés seront passés par les armes. Humbert peut l’arracher à la mort, s’il consent à faire un mensonge que la marquise lui demande à genoux ; en déclarant qu’il a reçu la capitulation du vieux gentilhomme, il encourrait le blâme de ses chefs, mais il sauverait le père de la femme qu’il aime. Après cela, quel empêchement s’opposerait encore à son mariage ? Non, le général Humbert n’a pas manqué à son devoir, que la justice militaire suive donc son cours ; le cœur de l’amant sera brisé, le stoïcien n’aura point menti. Hoche, qui a deviné le secret de son lieutenant, intervient ici avec sa cordialité généreuse ; il trouve un subterfuge pour sauver le vieillard et rendre possible l’union du général Humbert avec la jeune marquise. Ainsi les deux amans s’unissent, quoique séparés jusque-là par des abîmes, et tel est le symbole de cette réconciliation, dont la pensée domine l’œuvre entière de M. Ponsard. Cependant que d’obstacles encore ! le vieil émigré, en acceptant sa grâce, ne s’engage pas à déposer les armes ; il ira chercher partout des ennemis à la république détestée. Quant aux autres vaincus de Quiberon, celui qui les représente en ces dernières scènes est le plus frivole des gentilshommes, et lorsqu’on le voit marcher au supplice avec une intrépidité si insouciante, on pressent trop, hélas ! combien il sera difficile de réconcilier la vieille France avec la France de l’avenir. L’auteur du moins voudrait contribuer à ce résultat par la justice et l’impartialité. » Ce sont aussi des braves, » dit le général Hoche. Des hommes qui se méprisaient naguère et qui apprennent à s’estimer seraient-ils donc condamnés à d’éternelles haines ?

Cette pensée morale et sociale est à notre avis la meilleure recommandation de l’œuvre nouvelle de M. Ponsard ; il s’en faut bien que l’intérêt dramatique proprement dit offre la même valeur. On est trop souvent arrêté en l’écoutant par des objections de divers ordres, les unes qui s’adressent au peintre, les autres qui concernent l’inventeur. C’est le danger de ces œuvres composites où l’histoire, la politique et le drame sont perpétuellement en équilibre ; elles donnent prise à des critiques de toute nature. Si l’inventeur dramatique dominait le politique et l’historien, il faudrait bien passer condamnation sur maintes choses ; entraîné par le poète dans le cercle enchanté de la passion, le spectateur aurait-il le droit, aurait-il seulement le loisir de remarquer les lacunes du tableau ou les contradictions des doctrines ? Chez l’auteur du Lion amoureux, il y a tout ensemble un historien, un moraliste, un écrivain qui travaille pour la scène ; la critique, afin d’être équitable, est obligée de diviser son jugement comme l’auteur a divisé son inspiration, et de considérer tour à tour sous ce triple aspect l’œuvre qu’elle ne peut ni approuver ni condamner en bloc.