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ce qui manque le plus aux crudités de la scène actuelle. Un style robuste, une trame serrée et ferme, un caractère vicieux développé avec audace, vigueur et suite, sont peut-être plus difficiles encore à rencontrer présentement au théâtre qu’une pièce d’une moralité saine et d’un effet irréprochable. Nous croirions plutôt que c’est faute de puissance que la comédie actuelle, ne sachant comment échapper à la platitude, se jette dans la grossièreté et l’excès : encore est-il çà et là des auteurs particulièrement favorisés de la muse, qui trouvent le moyen d’être à la fois outrés et ternes. A vrai dire, cette dégradation à froid n’est pas seulement le fait des écrivains qui nous en offrent le tableau et qui l’exploitent dans l’intérêt de leur renommée ou de leur fortune. Chacun en est complice, chacun doit s’en accuser : le public d’abord, qui paraît se complaire plus particulièrement aux spectacles les plus violens et les plus informes ; les directeurs de nos premières scènes, qui ne savent pas en défendre les traditions et en maintenir l’honneur ; la critique, qui perd par des éloges excessifs et inconsidérés des écrivains désormais célèbres, dont elle a bien fait d’encourager les débuts, dont elle a tort de ne pas redresser le talent déjà mûr ; le gouvernement lui-même, qui, mal informé par des agens dénués ou d’expérience ou de goût, place quelquefois d’une façon bien singulière ses distinctions et ses faveurs et couvre de son patronage de bien étranges chefs-d’œuvre ; nos lois préventives enfin, dont l’action lente et sûre a peu à peu abaissé le niveau des intelligences et finira, si l’on n’y prend garde, par ruiner l’esprit public. Cependant la plus forte part de responsabilité dans ces spectacles injurieux pour notre société incombe encore aux spectateurs qui s’y pressent. On les cingle au visage, ils applaudissent. On les dissèque tout vivans, ils frémissent de plaisir. On les ravale au-dessous de la brute, ils ne se sentent pas d’aise. On insulte à leur jugement en les traitant comme des gens capables de tout croire et de tout accepter, ils acceptent tout avec enthousiasme, ils croient tout avec béatitude. In servitium ruunt, ils se précipitent tête basse dans les plus niaises crédulités. Observez la salle pendant la représentation d’une pièce à succès. S’il y a sur la scène une femme aimable occupée à tenir paisiblement à son seigneur et maître des discours tels que le mari le plus débonnaire devrait en bonne justice et préalablement à toute explication la jeter par la fenêtre, ce sont précisément les maris qui crient bravo avec le plus de conviction. Si un fils rompu à l’arithmétique s’entretient avec son père d’intérêts communs sur le ton d’un chevalier d’industrie qui traiterait avec un loup-cervier, ce sont les pères, et après tout d’honnêtes pères de famille, pères honorés de fils respectueux, qui sont les premiers à se pâmer et