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navires américains qui lui apporteraient de San-Francisco des vivres, de la houille, des munitions, qui se chargeraient des prises qu’on aurait faites sur le commerce ennemi. N’entrons pas plus avant dans cet ordre de faits. Qui sait pourtant si ces éventualités n’ont pas pesé sur les résolutions de l’Angleterre depuis quelques années ? Qui pourrait dire que ces perspectives n’ont pas contribué à inspirer à la France elle-même une prévoyante et énigmatique retenue dans les affaires de l’Europe, que le Mexique par exemple n’a point été entrevu comme pouvant contribuer à créer une alliance plus étroite, plus décidée, entre la Russie et les États-Unis ?

Il suffit de poser ces questions pour se trouver en face des problèmes de toute sorte que soulève la marche de la politique moscovite dans l’extrême Orient. Le plus clair indubitablement, c’est que cette alliance de la Russie et des États-Unis n’est point précisément une vision chimérique, que non-seulement la politique orientale du gouvernement de Pétersbourg ne l’empêche point, qu’elle la sert au contraire, — que non-seulement elle est possible, mais qu’elle est même indiquée dans certaines circonstances, et qu’elle ne paraît nullement extraordinaire aux Américains eux-mêmes. C’est en un mot, comme on dit, un des élémens de la politique aujourd’hui. Il y a seulement une compensation, fille de la force des choses et de la marche nécessaire des événemens : de cette situation qui n’est pas sans trouble et sans péril le remède peut sortir de lui-même. Si la Russie se décide à ouvrir les vastes solitudes de ses possessions orientales au génie aventureux et entreprenant des Américains, il est impossible que l’activité de ces hommes nés libres, accoutumés à l’indépendance, ne provoque pas ce mouvement d’idées contre lequel jusqu’ici le gouvernement de Pétersbourg est resté si inflexiblement armé, qu’il craint et qu’il combat. L’alliance avec les États-Unis, et elle n’est possible qu’à ces conditions, c’est la fin de ce système, c’est pour la Russie la nécessité d’une transformation dont on ne peut calculer les suites. Pour les habitans de ces régions orientales arrosées par les larmes de tant de condamnés, c’est un jour ou l’autre toute une situation nouvelle qui finira par rendre à l’humanité ces territoires peuplés jusqu’à présent de soldats et de déportés, et par une mystérieuse combinaison ce qui était une menace, sans cesser d’être quelque chose d’obscur et d’étrange, peut devenir un acheminement vers un ordre moins décourageant pour la liberté des peuples, moins fait aussi pour exciter la surprise et les soupçons de l’Europe.


V. DE MARS.