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compte suffisamment exact de ce terrain nouveau où elles sont appelées à se montrer, ont aidé à faire de l’influence russe l’influence la plus écoutée des Japonais, quoique la plus menaçante pour eux.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la Russie joue son rôle dans cette partie de l’Orient. Elle y a précédé l’Europe, elle y reste plus forte qu’elle par le voisinage, par la pratique des choses et des hommes, par un système de ruse rehaussé au besoin d’audace et fondé sur la connaissance de tous les ressorts du caractère japonais. Tout son art consiste à faire son chemin sans éclat et sans bruit autant que possible, à se distinguer en tout des autres états, à envelopper les Japonais, à leur passer au besoin beaucoup de méfaits, sans laisser pourtant s’affaiblir dans leur esprit l’idée d’une puissance exceptionnelle, en leur inculquant soigneusement au contraire cette pensée, — que ses condescendances ne sont que la modération d’une force amie, bienveillante et naturellement protectrice. Il y a plus de dix ans déjà que la Russie s’était mise à négocier pour obtenir la cession de la partie japonaise de l’île de Sakhaline, et, n’ayant pas réussi alors, elle a su attendre en ne négligeant pas de s’assurer pendant ce temps la possession de la partie de cette île qui appartenait à la Chine. Les autres états tourmentent le Japon pour des meurtres ou des violences dont leurs nationaux sont les victimes ; la Russie jette un voile sur ces faits, elle les représente comme des incidens malheureusement trop ordinaires de la vie des peuples, qui n’ont rien de politique, qui ne peuvent surtout devenir une occasion d’hostilités, et tandis que l’Angleterre, la France, les États-Unis usent de la force, elle se contente de satisfactions qui seraient bien médiocres, si elle ne poursuivait pas un plus grand but. C’est ainsi que, lorsqu’en 1854 un officier et des matelots de l’escadre russe furent à Yokohama victimes d’une des premières tentatives de meurtre dirigées contre les Européens, l’envoyé du tsar, au lieu de se montrer irrité et de faire un exemple éclatant, se borna à recevoir des excuses assez bénignes en ajoutant, il est vrai : « C’est dans ces occasions que vous apprendrez à connaître la différence entre l’amitié chevaleresque de mon souverain et celle de ces gouvernemens de l’Occident, qui vous poursuivraient de leurs protestations et de leurs exigences. »

Cette tactique, si on y regarde bien, a été singulièrement trompeuse pour les Japonais. D’un côté, elle a fait apparaître à leurs yeux la politique russe comme un modèle de désintéressement, de l’autre elle les a poussés dans la voie de la résistance aux autres états avec qui ils avaient affaire. Ils se sont dit tout naturellement que, puisque le tsar, un souverain si puissant, s’abstenait d’employer les armes, ils ne devaient pas se laisser intimider par des