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équipages vont dépenser leur argent ; c’est à Hakodadé que vont se réparer les croisières, et tout cela, en fin de compte, profite aux habitans, qui ne peuvent que désirer la présence de tels hôtes et prendre une haute idée du tsar, d’autant plus qu’ils n’avaient vu jusqu’ici aucune puissance aussi grandement représentée. De toutes les langues étrangères qu’on entend à Hakodadé, c’est déjà la langue russe qui est la plus répandue. De jeunes Japonais, instruits au consulat, la parlent avec une extrême facilité, l’écrivent même, et deviennent en quelque sorte des missionnaires naturels au profit de la politique moscovite. Ce sont aussi les livres russes qu’on lit le plus, et, chose curieuse, le livre qu’on répand avec le plus de soin est une histoire de la campagne de 1812.

Le système pratiqué par la Russie, et principalement inauguré par l’amiral Putiatine, consiste, on le voit, à ne dédaigner aucun moyen, à marcher lentement, mais à marcher toujours, à s’infiltrer pour ainsi dire, et il n’est point impossible qu’au moment d’une crise, sur laquelle on compte, toute cette population ne se trouve déjà plus qu’à demi subjuguée. Ce moment peut n’être pas tout à fait prochain sans doute. Il faut considérer cependant que les embarras du Japon commencent. Il est aisé de prévoir que les idées, les influences étrangères auront pour effet de miner cette féodalité religieuse, sous la forme d’un double pouvoir, qui compose le gouvernement japonais. Il en résulterait alors une révolution sociale, religieuse et politique, qui amènerait inévitablement une guerre civile acharnée et dont on peut déjà distinguer les premiers symptômes. L’empire japonais se verrait d’un coup partagé en autant de camps et de factions qu’il y a d’Iles dans cet archipel. Ce jour-là, qu’il soit éloigné ou prochain, le rôle de la Russie n’est-il pas tout tracé d’avance ? Pourquoi n’étendrait-elle pas sa protection sur son voisin le plus rapproché, le prince de Matsmaï, le seigneur de cette île où elle se crée aujourd’hui des partisans et des moyens d’action ? En fermant les détroits de La Pérouse et de Sangar, elle ferait de ce côté de la mer du Japon une mer close. Hakodadé deviendrait facilement un autre Sébastopol dans ces parages, et les petits princes japonais pourraient se préparer dès lors à aller faire leur éducation dans les écoles militaires et dans les régimens de la garde impériale à Saint-Pétersbourg. Le système réalisé au Caucase pourrait être appliqué sur une grande échelle au Japon, et il faut bien l’avouer, c’est un système pratique, peu moral, mais efficace, consistant à corrompre les grands par les honneurs, à acheter les petits, pour arriver à dominer la masse par la solidarité des uns et des autres dans la trahison. C’est ainsi, on peut s’en souvenir, que longtemps avant la fin de la guerre de Circassie les princes de Gouriel, de Mingrélie, et bien d’autres combattaient déjà dans les rangs de