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l’œuvre laborieuse, venue en dernier lieu sur le théâtre de la civilisation moderne, s’y montre maintenant dans toute la vigueur de la jeunesse et dans la plénitude de la croissance : imposant spectacle que celui d’un progrès rapide à la fois et stable, parce qu’il est persévérant et savamment calculé ! tableau bien digne de fixer l’attention et magnifique, s’il ne s’y mêlait quelques ombres qui en ternissent l’éclat, si, à côté du monument élevé par le génie de la guerre et de la politique au Caucase, il ne présentait la trace ineffaçable des ruines sur lesquelles ce monument a été construit, des images de grandeur et de gloire associées aux images de la désolation et de la mort !

Parmi les nations qui ont disparu de la scène du monde, les unes ont été détruites successivement par une race supérieure, les autres se sont éteintes d’elles-mêmes et dans une lente décrépitude d’épuisement, aucune n’a été emportée par une tempête plus soudaine, plus violente que celle qui a englouti les Tcherkesses. Pendant des siècles, ils ont vécu à l’état de clans séparés l’un de l’autre et isolés du reste de l’univers, incapables de franchir ce premier degré de la vie sociale et de s’élever jusqu’à la conception d’une unité politique dont la réalisation aurait fait leur force et retardé, sinon empêché leur ruine. Ils n’ont pas eu d’histoire intérieure, et leur existence s’est obscurément écoulée au sein de leurs montagnes. Ce n’est que sur la terre étrangère, par une éducation d’emprunt, que leurs aptitudes et leurs qualités se sont révélées. Transportés comme esclaves en Égypte, ils ont fourni aux souverains de ce pays une milice admirable par la noblesse de sa tenue militaire et sa bravoure réelle, et sans égale, si elle avait su se préserver toujours de ses instincts d’indépendance désordonnée et turbulente. Plus tard, devenus tout-puissans, ils s’assirent sur le trône du grand Saladin et fondèrent une dynastie qui eut ses jours de gloire et de prospérité (1382-1517), et ensuite, sous la suzeraineté nominale des sultans de Constantinople, la république aristocratique des Mamelouks. En Turquie, ils ont donné à l’armée plus d’un guerrier célèbre, au harem impérial plus d’une favorite influente ; mais cet éclat, qui n’est qu’un simple reflet qu’ils tirent des faits contingent de leur vie extérieure, pâlit devant celui que font rejaillir sur eux, à la dernière heure, la défense héroïque de leur patrie bien-aimée et une fin ennoblie par la proscription et la souffrance. Leur nom, qui est celui d’un pauvre petit peuple, sera désormais inséparable du nom de la grande nation qui l’a écrasé et y restera attaché comme un crêpe funèbre jeté sur le char radieux du triomphateur.


ED. DULAURIER.